Joseph-Adolphe Chapleau
5e premier ministre du Québec
31 octobre 1879 au 29 juillet 1882
Conservateur
Il y a 125 ans, l’ancien premier ministre Joseph-Adolphe Chapleau décédait. Avocat, professeur de droit, éditeur et homme d’affaires, il s’intéresse jeune à la politique. Élu tant à Québec qu’à Ottawa, Chapleau connait des hauts et des bas à une époque turbulente politiquement. Bien qu’il soit brièvement premier ministre, son nom est plus connu et reconnu que d’autres de ces contemporains. Il est d’ailleurs le premier premier ministre du Québec à effectuer une mission économique en France. Cette exposition vous permettra d’en apprendre davantage sur ce premier ministre méconnu des Québécois.
Bonne visite !
Recherche et rédaction en collaboration avec Jérémie Poirier
L’homme
Joseph-Adolphe Chapleau est né le 9 novembre 1840 à Sainte-Thérèse. Il est le l’ainé des sept enfants de Zoé Sigouin et de Pierre Chapleau, maçon.
L’histoire de Joseph-Adolphe Chapleau commence, d’après Paul-Émile Racan-Bastien, à la huitième génération des Chapleau au Canada. « Son ancêtre, Jean Chapeleau, est né en 1626 de Jean et de Françoise Brochard dans la paroisse des Brouzils, aujourd’hui en Vendée. Au milieu du XVIIe siècle, il immigre en Nouvelle-France et s’établit à La Canardière, près de Québec, où il est maître maçon. Le 26 avril 1654, il y épouse Jeanne Gagnon, de l’évêché de Poitou. Les six enfants nés de ce mariage font souche dans le pays, plus ou moins près de Québec, selon ce que leur offre l’effort de colonisation et de développement intégral de la colonie entrepris à la fin du XVIIe siècle. »
Le Dictionnaire biographique du Canada continue : « Un descendant des Chapeleau se trouve parmi les premiers habitants de la seigneurie de Terrebonne. Joseph-Adolphe est sans doute de cette lignée, puisque sa famille est du village de Sainte-Thérèse, dans le domaine de Blainville, de la seigneurie des Mille-Îles, voisine immédiate de la seigneurie de Terrebonne. Son père, Pierre Chapleau, est un paisible entrepreneur-maçon, “un tailleur de pierre”. C’est un homme grand de six pieds, qui commande le respect tant par “sa scrupuleuse probité” que par “sa belle tête”. Sa mère, femme remarquable, aurait légué à son fils ses dons les plus éclatants, au dire d’Arthur Dansereau, ami intime de la famille, conseiller personnel et collaborateur de Chapleau en politique. La famille est modeste et, comme si souvent à l’époque, la phtisie y fait des ravages. Deux enfants, Henri et Philomène, en meurent à la fleur de l’âge. Rien n’indique que la maladie ait atteint Joseph-Adolphe lui-même. Cependant, toute sa vie, il sera fragile de santé, s’enrhumera au moindre refroidissement et devra s’imposer de fréquentes cures de repos. »
Louis-H. Taché décrit le père de Joseph-Adolphe Chapleau ainsi : « Son père, feu M. Pierre Chapleau, était l’un des types le plus admirable de notre race. Grand de six pieds, bien fait, figure noble et imposante, il inspirait le respect autant par son caractère droit, son excessive honorabilité, sa scrupuleuse probité, que par sa belle tête. Privé d’instruction, entrepreneur-maçon de son métier, il n’eût pas été dépaysé dans une réunion d’élite, hommes du monde ou hommes d’étude. Pas n’est besoin de dire combien l’affection d’un tel enfant pour un tel père dut être ardente. Écoutez-le d’ailleurs : voici un modèle d’éloquence, de cette éloquence du cœur qui impose l’émotion à l’auditoire comme au lecteur :
“Je suis fier du peuple dont je sors et auquel je dois tout ce qui m’est précieux. Le brave et honnête homme dont je chéris la mémoire, qui m’a donné la vie et qui a été enlevé trop tôt aux affections de sa famille, a été pour moi un honorable représentant du travailleur canadien. J’ai déjà dit que le plus grand éloge qu’on pouvait faire de lui, c’est que, pendant sa vie, il s’est contenté de ce seul précepte et de cette simple règle de conduite : travailler, aimer et prier. De la modeste demeure de la famille où se trouvaient concentrés ses affections, son orgueil et ses espérances, il n’a aimé, il n’a connu que deux sentiers, pendant ses cinquante années de vie active : l’un qui conduisait à son travail et l’autre à l’église. Au bout du premier de ces deux chemins était la source d’où coulaient le profit et le confort pour la famille, au bout du second la fontaine d’encouragement et de gratitude dans le succès, de consolation et de force d’âme dans les moments d’adversité. On pourrait difficilement rêver une vie meilleure, une vie plus heureuse. C’est le plein accomplissement des devoirs d’humanité : l’observance de cette mystérieuse et admirable loi d’expiation et de réhabilitation de l’homme par le travail ; les joies, les bienfaits et les fruits de l’amour couronnés par la vénération et le culte du Tout-Puissant. Et je ne me trompe pas en disant que telle est la vie de la masse des saines et paisibles classes ouvrières de ce pays.” »
Luc Bertrand rapporte que « Joseph-Adolphe, qu’on connaîtra davantage sous le prénom d’Adolphe, est issu d’une famille où les valeurs traditionnelles que sont l’amour du travail, l’honnêteté et le sens du devoir constituent les seules richesses. […] L’histoire ne dit pas si l’ascendance du futur homme d’État vient renforcer le mythe voulant que la lignée ancestrale des grands chefs est toujours empreinte de droiture, mais, indéniablement, son père semble avoir exercé sur Adolphe une influence des plus heureuses […]. On sait peu de choses de la mère d’Adolphe Chapleau, si ce n’est qu’elle fut une femme animée d’un grand courage, élevant une famille considérable avec peu de ressources. Un fait demeure certain : Chapleau éprouvera toujours une grande fierté à rappeler ses modestes origines. Il n’hésitera jamais à invoquer cet argument pour démontrer sa connaissance des aspirations du peuple et, plus particulièrement, des questions ouvrières. »
Selon Répertoire du patrimoine culturel du Québec, « l'information contenue sur cette plaque est erronée, puisque la maison natale de Joseph-Adolphe Chapleau était située sur la rue Sainte-Thérèse. Cette demeure n'existe plus aujourd'hui. » Semble-t-il que la maison natale était une maison située à l’époque aux environs du numéro 19.
Cette maison serait davantage la maison qu'il habite à l'âge adulte. « Il habitait "sur la route Blainville, au sud-ouest des fermes du Séminaire de Sainte-Thérèse". Et on peut encore aujourd’hui voir la maison qu’il acheta lorsqu’il débuta en politique au 140, rue Saint-Charles. C’est en 1942 qu’une rue qui relie la rue Saint-Charles et la rue Saint-Louis est nommée "boulevard Chapleau". Il existe aussi un parc "Adolphe-Chapleau", près du carré Dugué dans le secteur Sainte-Thérèse-en-Haut. Une école porte aussi son nom au 70, rue Saint-Stanislas, à Sainte-Thérèse. » - Geneanet
Photographies de la maison de Joseph-Adolphe Chapleau.
Collection Dave Turcotte
Photographie de la maison de Joseph-Adolphe Chapleau. 1929.
Bibliothèque et Archives Canada
Études
Luc Bertrand ajoute : « Alors qu’Adolphe est encore tout jeune, les Chapleau déménagent à Terrebonne, où le père sera davantage en mesure de faire vivre sa famille et d’assurer à son rejeton une instruction appropriée. Le geste sera salutaire à Adolphe. Terrebonne, au milieu du siècle dernier, est le fief des Masson, seigneurs de l’endroit. Or, la seigneuresse Masson, devenue veuve, paie les études de deux jeunes gens prometteurs. Adolphe est l’un d’eux, lui qui, déjà, montre de belles aptitudes, une grande vivacité d’esprit ainsi qu’un don certain pour la parole, ce talent qui demeurera tout au long de sa vie son meilleur atout. Adolphe ne connaît pas l’autre étudiant que la seigneuresse a pris sous sa protection. Il ne le rencontrera d’ailleurs jamais. Comment pourrait-il se douter, en ces années où la vie s’ouvre à lui, que le jeune Louis Riel et lui seront plus tard mêlés à l’un des épisodes les plus tragiques de l’histoire du pays ? À l’époque de l’insouciance, Adolphe Chapleau ne peut savoir que le sort de Louis Riel viendra ébranler, avec un impact indescriptible, la conscience de la collectivité canadienne-française. »
Le Dictionnaire biographique du Canada souligne que « tout jeune, Joseph-Adolphe se montre intelligent, vif et curieux. Il a le goût d’apprendre. Grâce à la famille Masson, les parents trouvent le moyen de lui donner des études supérieures. Après avoir fréquenté l’école du village de Sainte-Thérèse, Joseph-Adolphe entre au collège Masson, où se donne alors un enseignement classique. Le collège a été fondé grâce à la générosité du seigneur Joseph Masson. Depuis la mort de son mari en 1847, Marie-Geneviève-Sophie Raymond continue de soutenir l’établissement comme un bien de famille. Elle y entretient aussi des jeunes hommes de familles plus modestes, qu’on lui recommande parce qu’ils semblent destinés au sommet de l’échelle sociale, dans le sacerdoce ou sur la scène politique. Sous son influence, Joseph-Adolphe va faire ses classes de philosophie au séminaire de Saint-Hyacinthe. […] Le jeune Chapleau, qui a beaucoup de talent, peut profiter d’un enseignement qui jouit d’une excellente réputation et qui se présente comme un rempart dans le Bas-Canada contre les valeurs anglo-saxonnes. Le séminaire de Saint-Hyacinthe est, en effet, “un foyer d’éducation nationale et de sentiment patriotique”. Une grande partie de la bourgeoisie bien pensante du Bas-Canada y est formée. »
Luc Bertrand écrit que « le jeune Chapleau fait son entrée au séminaire de Saint-Hyacinthe, en septembre 1851. Une réputation de “garçon extraordinaire” le précède, raconte l’historien Laurent-Olivier David. L’accueil quelque peu mêlé de jalousie que lui réservent les autres élèves n’empêche pas le jeune prodige de se distinguer de façon éclatante en remportant les premiers prix en philosophie, matière dans laquelle il excelle. Son assiduité, sa bonne conduite, mais surtout sa piété, laissent présager qu’il se destine à la prêtrise. Chapleau, curé ! Lui qui passera une bonne partie de sa carrière politique à subir les assauts répétés des ultramontains, et qui, une fois premier ministre, refusera l’immunité aux prêtres… L’idée fait sourire. »
Illustration de Joseph-Adolphe Chapleau à sa sortie du collège en 1858. Journal La presse. 13 juin 1898.
Bibliothèque et Archives nationale du Québec
André Désilets, dans Louis-Rodrigue Masson : un seigneur sans titre, explique que « l’influence de la riche famille Masson est déterminante pour Chapleau. Veuve du seigneur Joseph Masson, Marie-Geneviève-Sophie Raymond fait construire [le Collège Masson] en hommage de son défunt mari. Dans un esprit de charité, elle entreprend par la suite de soutenir l’éducation d’adolescents promis à un bel avenir. Adolphe Chapleau fait partie de ceux-ci. » Malheureusement, le Collège n'existe plus de nos jours.
Le père d'Adolphe, Pierre Chapleau assume les travaux de maçonnerie lors de la construction du Château Masson vers 1850.
Photographie du Château Masson. 1865.
Profession
Roy Dussault décrit que « lors de sa sortie du Séminaire de Saint-Hyacinthe en 1858, deux voies s’ouvrent à Chapleau : celle de la prêtrise et celle du droit. Sa grande piété et son attitude sérieuse lui confèrent toutes les prédispositions d’une vie de prière. Les aspirations de Chapleau sont toutefois bien ailleurs. Le contexte politique des années 1860 ouvre la voie à de grands changements et donc Chapleau est tenté d’être un acteur de ceux-ci. Comme plusieurs autres, il choisit par contre d’abord de faire ses premières armes du côté du droit, cela étant pour lui une porte d’entrée vers la politique. En raison probablement de sa réputation de jeune surdoué, Chapleau parvient à intégrer la société de droit Ouimet, Morin et Marchand à Montréal. L’un des associés de ce cabinet, Gédéon Ouimet (futur premier ministre québécois) est d’ailleurs passé par le séminaire de Saint-Hyacinthe. La collaboration entre lui et Chapleau perdure longtemps. » Après y avoir étudié le droit, il est admis au Barreau du Bas-Canada le 2 décembre 1861. Il pratique dès lors sa profession au sein de ce cabinet.
Roy Dussault raconte qu’à « la cour, Chapleau impressionne, étonne, éblouit. Dans un hommage posthume, le journal La Patrie va jusqu’à le qualifier de “grand Démosthène canadien”. Sa capacité à émouvoir les jurés, sa grande sensibilité et surtout ses talents oratoires lui permettent de gagner la grande majorité de ses causes en tant qu’avocat-criminaliste. Ses discours font sensation. Il parvient à faire éviter l’échafaud à l’accusé dans vingt-et-une des vingt-deux causes auxquels il prend part. Du cabinet Ouimet, Morin et Marchand, le jeune avocat quitte pour former son propre cabinet d’avocats en compagnie de Joseph-Alfred Mousseau et Louis Archambault. Peu à peu, il se forge de cette façon une solide réputation auprès de ses pairs. Il n’a pourtant pas encore vingt-cinq ans. »
Laurent-Olivier David présente Chapleau ainsi : « Sa figure pâle et sympathique encadrée d’une longue chevelure qu’il faisait flotter sur ses épaules, la façon dont il savait se draper dans sa toge, sa voix mélodieuse et ses appels touchants, passionnés, à la pitié, à la miséricorde, avaient un effet miraculeux sur les jurés. »
Le Dictionnaire biographique du Canada avance que « Au cours de sa carrière, il travaillera successivement avec Joseph-Alfred Mousseau (futur premier ministre du Québec), Edward Carter, Levi Ruggles Church, Albert William Atwater, Charles Champagne, ainsi qu’à l’étude Moreau, Archambault, Nicolls et Brown. Chapleau se spécialise en droit criminel. […] Il met dans ses plaidoyers de l’intelligence et de la sensibilité. Il y ajoute une mise en scène favorable, comme on le fait volontiers à l’époque. […] Chapleau acquiert une réputation qui le distingue des avocats de son âge, mais sa nature appelle quelque chose de plus. »
Luc Bertrand relate que « Chapleau sait aussi se faire remarquer dans les soirées mondaines, où le charme du jeune prodige fait son effet. En alliant son esprit vif à sa fière allure, Chapleau possède tous les atouts nécessaires à sa montée dans l’échelle sociale et politique. Il se sent appelé à jouer un grand rôle et la politique, ce forum où se tiennent les grands débats et se font valoir les vrais chefs, l’attire. Quel que soit le bureau où il exerce, il en demeure toujours la figure dominante et ses services sont des plus recherchés, même une fois député. »
En marge de sa carrière politique, Chapleau est professeur de droit criminel à l’Université Laval, à Montréal, de 1878 à 1885, puis professeur titulaire de droit international de 1885 à 1898. En 1878, l’institution le fera docteur en droit.
Gédéon Ouimet, mentor et collègue de Joseph-Adolphe Chapleau ainsi que futur premier ministre du Québec.
Photographie de Gédéon Ouimet. 1875. Photographe : Studio of Inglis.
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Joseph-Alfred Mousseau, collègue et complice de Joseph-Adolphe Chapleau ainsi que futur premier ministre du Québec.
Illustration de Joseph-Alfred Mousseau. Vers 1882-1884.
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Mariage
Joseph-Adolphe Chapleau épouse Marie-Louise King, le 25 novembre 1874, dans la cathédrale de Sherbrooke. Elle est la fille de Bessie Harrington et du lieutenant-colonel Charles King, major de brigade. Il est né en Angleterre et il est venu s’établir à Sherbrooke en 1860. Il devient un très riche spéculateur foncier. Marie-Louise est une jeune fille accomplie et parle très bien le français. Elle est éduquée chez les religieuses bien qu’elle soit protestante. C’est la musique qui unit ces amoureux. Marie-Louise est musicienne et possède une belle voix. Adolphe est artiste à ses heures et chante « à ravir les vieilles chansons de France ». C’est d’ailleurs lors d’un concert à Montréal qu’ils se sont rencontrés. Le couple n’eut aucun enfant.
Selon Luc Bertrand : « Le rôle qu’elle tiendra auprès de son mari est mal connu, faute d’information à ce sujet, mais il est permis de supposer, comme l’indique Arthur Dansereau, qu’elle contribue de façon discrète à la renommée de son mari. En tout cas, ce mariage laisse entrevoir chez Chapleau un changement de cap et peut-être que la réputation de “coureur” que lui prête Rumilly s’est estompée à ce moment. » Le Dictionnaire biographique du Canada émet que « par un tel mariage, Chapleau gagne à la fois les moyens de payer ses plaisirs, qui sont toujours très nombreux, et d’obtenir “la faveur des grands”. »
L'HOMME
Photographie de Mary Louise King, épouse de Joseph-Adolphe Chapleau. Eug. Pirou studio, Paris.
Bibliothèque et Archives Canada
Le député
Luc Bertrand précise que « dès l’âge de 19 ans, avant même son admission au barreau, le jeune avocat fait son entrée dans l’univers politique. Il prend part aux campagnes électorales les plus violentes. Les assemblées dites contradictoires du XIXe siècle, ces lieux de confrontations politiques, ne sont pas toujours animées de cette courtoisie qu’on leur connaît aujourd’hui. Souvent, un parti convoque une assemblée mettant en vedette ses noms les plus prestigieux et, sans y être invités, les membres de la formation adverse viennent y prendre part, généralement plus déterminés à semer la pagaille qu’à assurer le libre-échange des idées politiques dans un climat civilisé. À maintes reprises, l’événement se termine par un affrontement entre les deux clans et l’intervention de la police. La présence médiatique est assurée par des journaux liés à l’un ou l’autre des deux grands partis. L’organisation du parti et le talent de l’orateur qui en vante les mérites prennent toute leur importance. Monter sur une tribune nécessite donc un grand courage, car la force des arguments n’est pas toujours ce qui prime lors de ces réunions. Pour convaincre un auditoire, un politicien doit faire preuve d’une grande confiance en soi, d’une certaine audace et, surtout, d’éloquence. Et le jeune Chapleau excelle déjà dans cet art (car c’en est un !) On l’envoie dans les coins les plus reculés de la province pour défendre la cause du Parti conservateur.
Peu à peu, Adolphe Chapleau acquiert la réputation de l’homme des missions difficiles. Bien souvent, on le désigne pour affronter les plus gros canons du parti adverse. Il se spécialise aussi dans l’art de “retourner” une assemblée dominée par les libéraux. À mesure que croît son influence dans les rangs de l’organisation conservatrice, il laisse entrevoir aux leaders du Parti la place qu’il est destiné à y occuper. Ce Chapleau n’a peur de rien, même du grabuge qu’occasionnent parfois ces assemblées. Mais le jeune coq ne veut pas limiter son ascension au simple domaine de la stratégie électorale. Il se voit assumer les tâches les plus lourdes, mais aussi les plus prestigieuses. Il n’est pas insensible à l’encens. Il se sait beau, et il l’est. Il se sait intelligent, et il l’est indéniablement. »
D’après André Beaulieu et Jean Hamelin, « en 1862, Chapleau s’associe à d’autres jeunes intellectuels de Montréal — Ludger Labelle, Louis-Wilfrid Sicotte, Joseph-Alfred Mousseau (le futur premier ministre du Québec), Laurent-Olivier David, D. Ricard, L. -W. Tessier et L. -O. Fontaine — et crée le journal Le Colonisateur ». L’idée est de mettre à la portée de tous les citoyens les renseignements indispensables à l’avancement et au succès de la colonisation. Dans le but d’élargir cette mission et par le fait même leur lectorat, les rédacteurs annoncent qu’ils prévoient toucher également à divers sujets politiques, aux nouvelles internationales et même à la littérature. Le Dictionnaire biographique du Canada soumet que « ces jeunes intellectuels se croient investis d’une mission et cherchent à se faire un nom et une place dans les débats de l’heure. Mais leur aventure est de courte durée puisque le journal publie son dernier numéro le 27 juin 1863. »
Roy Dussault souligne que « pendant que la pensée politique de Chapleau se précise au début des années 1860, le contexte politique évolue promptement au cours de cette période. Le régime de l’Union semble vivre ses derniers jours étant donné les problèmes qui le minent. En 1864, deux conférences, à Charlottetown et à Québec, posent les jalons de la nouvelle Confédération qui entre en vigueur à partir de 1867. Chapleau, qui a appuyé les conservateurs Ouimet, Morin et Lacoste, choisit rapidement son camp, celui des Bleus. À première vue, il semble que, dès ses premières sorties publiques, il était destiné à intégrer les rangs des Conservateurs. Pourtant, il en est autrement. Chapleau se méfie des extrêmes, du libéralisme “radical” et aussi de l’ultramontanisme. C’est justement ce qui le séduit dans le projet de Confédération : le fait qu’à son avis, le projet est soutenu par des hommes modérés essentiellement animés par le développement économique de l’Amérique du Nord britannique. »
Roy Dussault croit qu’il « se montre très tôt un fervent défenseur de l’idée de la Confédération. Cette ferveur s’explique entre autres par l’influence du réseau qu’il s’est forgé, notamment à travers le monde du droit. Gédéon Ouimet, son mentor à la cour, a longtemps pataugé dans les rangs des Conservateurs. Outre les rudiments du monde du droit, il retient de lui sa prestance, son opportunisme politique et son sens du travail. Ouimet, qui demeure toujours un meilleur juriste qu’un habile politicien, est conscient de tout le talent de Chapleau et ne peut le tenir à l’écart bien longtemps. »
Selon le Dictionnaire biographique du Canada, « À Montréal, dans le milieu où vit Chapleau, la politique est au menu de toutes les conversations et, depuis le début des années 1860, elle cause de profondes inquiétudes. L’union des deux Canadas n’a jamais été vigoureuse, mais elle agonise alors et met en péril l’autonomie législative du Bas-Canada. Dans l’entourage de Chapleau, on se demande si les assauts du Haut-Canada et sa politique de la “Rep. by Pop.”, la représentation proportionnelle à la population, n’auront pas finalement raison de l’existence du Bas-Canada comme entité différente du Haut-Canada. On sent le besoin d’une réforme constitutionnelle de fond et on est prêt à beaucoup pour la réaliser.
Dans ce contexte d’antagonisme interprovincial s’ouvre en 1864 l’ère de la Confédération canadienne. Le projet presse tous les nationalistes à s’engager selon leurs talents, car, pense-t-on, “[m]ieux vaut une confédération imparfaite dans sa forme, qu’une union législative des Canadas avec la représentation basée sur la population”. Chapleau décide alors de faire le saut en politique active pour soutenir le projet de Confédération et appuyer le parti conservateur que dirigent George-Étienne Cartier et John Alexander Macdonald. Il rompt ainsi avec une partie de la jeunesse conservatrice qui se rebelle contre Cartier. »
Louis-Siméon Morin, maître de de droit et collègue de Joseph-Adolphe Chapleau.
Illustration de Louis-Siméon Morin.
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Élection québécoise de 1867
Roy Dussault explique que « puisque l’essentiel de son réseau se trouve à Terrebonne, c’est à cet endroit qu’il se présente devant les électeurs. […] Un obstacle se dresse toutefois devant lui. Partout en province et spécialement autour de Montréal, Cartier est le grand organisateur des conservateurs en choisissant les candidats et en attribuant les rôles clefs, soit en pratiquant le patronage ou simplement par favoritisme, puis finalement en décidant lui-même de l’orientation prise dans les débats de chacun des comtés. À Terrebonne, l’homme de confiance de Cartier n’est pas Chapleau, mais Louis-Rodrigue Masson, lui aussi conservateur et fils de Sophie Raymond Masson (la famille ayant éduqué Chapleau lorsqu’il était jeune). Par sa famille, Louis-Rodrigue bénéficie d’un grand prestige social, d’une indépendance financière ainsi que d’un important réseau sur lequel il peut s’appuyer. Il n’a peut-être pas d’expérience politique, mais il représente pour Cartier l’option la plus sûre de déloger les Libéraux en place depuis 1861. Masson entend ainsi briguer les deux sièges, autant au gouvernement fédéral que provincial. Chapleau n’est cependant pas homme à se laisser abattre. Lui qui défend fidèlement les idées des conservateurs depuis quelques années déjà, refuse de se soumettre aux intérêts de qui que ce soit. Dans les coulisses des conservateurs, Chapleau a l’appui de Ouimet, son ancien mentor du monde du droit, ce qui n’est pas du tout négligeable.
Le test pour Chapleau se produit toutefois lorsque les deux sont réunis à Sainte-Thérèse pour une assemblée contradictoire quelques mois avant l’élection. Chapleau use alors de toutes ses habiletés oratoires et gagne les quelque huit cents électeurs présents. Ces derniers menacent alors de soutenir Chapleau aux deux ordres de gouvernement si Masson refuse de lui céder le siège au parlement provincial. Masson se rallie avec le temps à Chapleau, préférant probablement essuyer une légère perte de prestige plutôt que de se créer un puissant adversaire potentiel. Son prix de consolation est tout de même un siège à la Chambre des communes à Ottawa, ce qui est perçu à l’époque comme étant beaucoup plus prestigieux compte tenu des dispositions de la constitution canadienne. Le trois septembre 1867, Chapleau et Masson sont finalement élus sans opposition respectivement à Québec et à Ottawa. »
Le Dictionnaire biographique du Canada souligne que « faisant fi de sa dette envers la famille Masson et du désir de Cartier, Chapleau parvient, grâce à quelques intrigues, à obtenir le mandat provincial de la circonscription de Terrebonne. Sa carrière s’ouvre donc sur un geste d’insubordination envers son chef et d’autonomie personnelle à l’égard des Masson. Cette attitude n’entame pourtant pas son engagement envers le parti libéral-conservateur ni envers le projet de Confédération. »
Louis-Rodrigue Masson, adversaire de Joseph-Adolphe Chapleau.
Photographie de Louis-Rodrigue Masson. Photographe : J. E. Livernois, Québec. Vers 1880.
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Roy Dussault rappel que « le jour même de l’élection de Chapleau, Cartier participe de son côté à une assemblée contradictoire contre le jeune Médéric Lanctôt, libéral, nationaliste et fortement opposé à la Confédération. Le leader bas-canadien bénéficie peut-être d’une grande influence autour de lui, mais il n’a jamais été un grand orateur. Devant la foule, Lanctôt l’accuse d’avoir vendu les intérêts des ouvriers canadiens-français aux bourgeois anglophones dont Cartier fait maintenant partie. Il l’accuse en outre de noyer la nationalité canadienne-française dans une union législative déguisée. Les paroles de Lanctôt font particulièrement écho dans une circonscription comme Montréal, foyer de la résistance antifédéraliste. De son côté, Cartier tente de se défendre non seulement en énumérant les bienfaits de la Confédération, mais en insistant sur ses réalisations sur le plan local : pont Victoria, abolition des droits seigneuriaux, etc. La lutte est toutefois vaine et la foule devient très hostile à son endroit.
Venu de nulle part, Adolphe Chapleau grimpe alors sur les estrades et entreprend de discourir en faveur de Cartier et de la Confédération. En moins d’une heure, le vent se retourne complètement évitant ainsi un désastre. Cartier retrouve de nouveau l’appui de la foule et Lanctôt est humilié. Devant un pareil service que Chapleau vient de lui rendre, Cartier le remercie en lui tendant la main. Chapleau lui répond alors spontanément : “Il n’y a pas de quoi, monsieur Cartier, ce n’est pas pour vous que je l’ai fait”. »
Taché analyse ainsi cette réponse : « Ce qui veut dire [...] un homme tout de dévouement et de bonté spontanés, mais ferme, fier et cassant comme les preux du moyen âge ; incapable de résister à la prière du faible, mais aussi courageux que le lion contre l'aggression des forts. Ceux qui voudront bien connaître le caractère multiple de l'honorable M. Chapleau n'arriveront à la solution juste qu'avec cette clef. Il a toutes les faiblesses légitimes et éclairées que le bon Dieu a mises au compte de la vertu, dans un coin du cœur humain ; il a toute l'indépendance d'un esprit puissant qui a la conscience de sa dignité et le respect de sa valeur. On peut avoir un grand talent, une éloquence fascinatrice, des qualités d'esprit exceptionnelles ; mais M. Chapleau, qui a tout cela, ne serait pas la brillante personnalité d'aujourd'hui, s'il ne possédait aussi cette qualité de tempérament qui l'a fait meneur d'homme. »
En août et septembre 1867, les premières élections québécoises ont lieu afin d’élire les 65 premiers députés à siéger à l’Assemblée législative aujourd’hui nommée l’Assemblée nationale du Québec. Wikipédia précise que « le Parti conservateur du Québec, dirigé par Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, remporte cette élection et forme un gouvernement majoritaire. Chauveau, nommé premier ministre du Québec à titre provisoire plus tôt dans l’année, le premier à occuper ce poste, est confirmé dans ses fonctions. »
George-Étienne Cartier, premier ministre du Canada-Est, député à Québec et à Ottawa et ministre fédéral.
Illustration de George-Étienne Cartier, d'après une photographie de W. J. Topley. John B. Magurn Publisher.
Collection Dave Turcotte
Première session parlementaire
Le Dictionnaire biographique du Canada raconte qu’à « son arrivée au Parlement de Québec, Chapleau n’est pas une vedette. La moyenne d’âge des députés est de 42 ans ; il n’en a que 26. Parmi ses nouveaux collègues, 19 ont déjà fait partie de la chambre du Canada-Uni ; il est sans expérience parlementaire. Un grand nombre ont du prestige : ils sont aussi députés, voire ministres, à la Chambre des communes, ils sont liés au monde des affaires ou ils ont eu une carrière militaire. Chapleau, lui, n’a pour tout crédit que ses quelques années de pratique juridique, son expérience au Colonisateur, ses liens professionnels avec Gédéon Ouimet, le procureur général du nouveau gouvernement Chauveau, ainsi que ses liens d’amitié avec quelques autres députés. Il possède cependant des dons que tous lui reconnaissent. C’est également un ambitieux. Il accorde donc une grande attention à tous les débats qui occupent la chambre avant de s’y engager personnellement. »
Roy Dussault pense que « Chapleau ne peut évidemment pas accéder au Conseil exécutif en 1867, car Chauveau juge qu’il manque d’expérience. Il doit donc se placer derrière les grandes pointures du gouvernement : Cartier bien sûr, Chauveau, Ouimet et Langevin pour ne nommer que ceux-ci. Face aux conservateurs, il y a les Libéraux, les Rouges, assez désorganisés, dont la plupart avaient milité contre la Confédération, mais qui s’y sont finalement ralliés devant le fait accompli. La figure de tête des Libéraux durant les premières années de la Confédération au Québec est Henri-Gustave Joly, député de Lotbinière et aussi élu à Ottawa. »
Luc Bertrand écrit qu’une « tradition du parlementarisme britannique veut qu’un député prometteur réponde au discours du trône que prononce Son Excellence le lieutenant-gouverneur de la province. Chapleau est le candidat tout désigné. Ainsi, probablement le cœur battant, il entend pour la première fois l’orateur de la Chambre dire : “La parole est au député de Terrebonne”. Chapleau se lève lentement, salué par les députés conservateurs qui l’encouragent en tapant sur leurs pupitres. “Vous aurez égard sans doute à mon âge et à mon défaut d’expérience et, surtout, au fait que, pour la première fois de ma vie, je prends la parole dans une assemblée délibérante…”, commence-t-il, d’une modestie douteuse. Tous les yeux sont tournés vers lui et il ne le sait que trop bien. Aussi va-t-il se montrer digne de l’honneur qui lui est fait. Avec enthousiasme, il proclame tout d’abord la loyauté du peuple canadien-français à la couronne britannique et à sa souveraine, la reine Victoria. Il fait l’éloge de la constitution et du partage des pouvoirs, souligne la nécessité de prêter une main secourable aux colons, d’exploiter les richesses forestières. Évoquant les “quelques arpents de neige” de Voltaire, il s’en prend au “vil philosophe courtisan plus digne de mépris que de haine”, ridiculisé par la prospérité à laquelle est parvenu le Canada, en dépit de l’abandon de la France. Puis, il fait un plaidoyer optimiste sur la cohabitation des deux peuples fondateurs, destinés à vivre en harmonie. Il entame ensuite cette finale :
Nous sommes au berceau d’une constitution nouvelle ; autour d’un berceau, les passions se taisent, les divisions disparaissent, pour faire place à des sentiments d’amour, à des projets de gloire et d’avenir.
C’est l’ovation. Le héros du jour se rassoit, content de lui. Il a gagné. Demain, tous les journaux de la province parleront de lui. »
Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, député à Québec et Ottawa, premier ministre du Québec et président du Sénat du Canada.
Illustration de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau d'après une photographie de W. Notman. John B. Magurn Publisher.
Bibliothèque et Archives nationale du Québec
L’éducation
Le Dictionnaire biographique du Canada rapporte que « pendant son premier mandat, entre 1867 et 1871, Chapleau se compromet pourtant sur la question de l’éducation, révélant ainsi “un nationalisme prudent”, mais fort. Cette question épineuse, le dernier gouvernement de l’Union n’a pas réussi à la régler. Hector-Louis Langevin, qui prétendait le faire pour le Bas-Canada au cours de la session de 1866, a dû retirer son projet de loi, ce qui entraîna la démission du représentant de la minorité protestante du Bas-Canada, le ministre des Finances, Alexander Tilloch Galt. Au lendemain même de la Confédération, Joseph Cauchon a dû renoncer à l’honneur de former le premier gouvernement provincial parce que sa violente opposition au projet de loi Langevin, un an plus tôt, lui avait aliéné la minorité protestante de la province et qu’aucun député anglophone n’acceptait de faire partie de son gouvernement.
La question des écoles est une priorité pour le premier ministre Chauveau, aussi détenteur du ministère de l’Instruction publique, créé en 1867. Des groupes de pression lui rappellent avec insistance que Cartier a promis publiquement d’obtenir du gouvernement québécois une législation scolaire qui satisfasse la minorité protestante. On lui demande de donner suite à la promesse du chef conservateur. Le 19 mars 1869, Chauveau présente donc son projet de loi sur les écoles, que le lieutenant-gouverneur sanctionne le 5 avril suivant. Cette nouvelle loi est bien reçue par les protestants, car elle leur accorde les privilèges qu’ils réclamaient depuis plusieurs années et qui leur avaient échappé de justesse à la toute veille de la Confédération. Ils obtiennent ainsi la mainmise sur leurs écoles et un mode de financement plus adéquat. Il est clair qu’une loi aussi favorable à la minorité protestante de la province est le prix payé pour la Confédération et pour la paix politique et sociale de la nouvelle province de Québec. C’est aussi la preuve qu’on ne pourra gouverner à Québec sans concessions importantes à l’élément anglais, vu sa prépondérance dans la vie économique de la province.
La libéralité du gouvernement Chauveau ne fait pas l’unanimité chez les catholiques. Elle est l’objet de critiques dans la presse canadienne-française comme au Parlement. Tel que prévu par Chauveau comme par Cartier et Langevin qui dominent le gouvernement, c’est Cauchon qui ouvre le débat. Il ne peut laisser passer un projet de loi qui est, en quelque sorte, le calque du projet de loi Langevin de 1866. Le jeune Chapleau lui emboîte le pas en dénonçant les privilèges accordés à la minorité protestante et les dangers que représente tant de générosité de la part du gouvernement.
Dans les circonstances, cette première prise de position de Chapleau en chambre est courageuse, bien qu’elle ne soit pas sévère. On a ainsi la preuve que le jeune politicien est déjà capable de se mettre au-dessus de ceux qui le dérangent, même si ce sont eux qui ont en main son avenir politique. Chapleau manifeste la même indépendance en 1870, en votant contre le double mandat, parce que celui-ci pourrait mettre l’Assemblée législative à la remorque de la Chambre des communes et menacer ainsi l’autonomie provinciale. »
Joseph-Édouard Cauchon, maire de Québec, député à Québec et Ottawa, président du Sénat du Canada et lieutenant-gouverneur du Manitoba.
Illustration de Joseph-Édouard Cauchon d'après une photographie de W. J. Topley. John B. Magurn Publisher.
Collection Dave Turcotte
Élection québécoise de 1871
L’élection de 1871 se déroule en juin et juillet 1871 afin d’élire à l’Assemblée législative du Québec les députés de la 2e législature. Il s’agit de la 2e élection générale au Québec depuis la Confédération canadienne de 1867. Le Parti conservateur de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau est réélu pour un second mandat, formant un gouvernement majoritaire. Chapleau est réélu sans opposition dans la circonscription de Terrebonne.
Peu de choses semblent avoir changé depuis l’élection de 1867. La carte électorale est la même qu’auparavant et le double mandat (fédéral et provincial) est encore autorisé même s’il est controversé. John A. Macdonald est toujours premier ministre à Ottawa et Pierre-Joseph-Olivier Chauveau à Québec. George-Étienne Cartier est le lieutenant du Parti conservateur au Québec.
Mais comme le souligne le Dictionnaire biographique du Canada, « au Parlement, l’atmosphère n’est plus celle de 1867. Les conservateurs y sont encore majoritaires, mais l’ultramontanisme les divise en deux ailes de parti. Chapleau n’a pas eu à affronter personnellement un opposant programmiste. Il doit se définir cependant. Il est un conservateur libéral ; il prône la séparation de l’Église et de l’État, l’obéissance à “la puissance séculière” pour les matières civiles et à “la puissance spirituelle” pour les questions religieuses. Il n’a donc rien du conservateur d’extrême droite ni de l’ultramontain.
L’appartenance régionale divise également les conservateurs. Depuis la formation du gouvernement de Québec, les intérêts régionaux se sont précisés avec la création d’un regroupement de députés et l’apparition de chefs de région. Deux régions s’affrontent particulièrement au sein du parti : Montréal et Québec. Chapleau n’est pas le représentant officiel de la région de Montréal, mais, dans les faits, c’est lui qui la défend avec le plus d’ardeur et d’autorité. Après la mort de Cartier en 1873, le nouveau chef du parti, Hector-Louis Langevin, lui confie la formation d’une ligue conservatrice dans la région de Montréal, et se charge lui-même d’une organisation semblable pour la région de Québec. Les conservateurs alors “hésitants” suivent Chapleau, surtout les jeunes qui, comme lui, penchent légèrement vers la gauche. Sans s’en douter, Langevin se tend un piège, puisque c’est ainsi que commence la longue rivalité qui marquera la carrière politique des deux hommes.
D’autre part, beaucoup de députés ministériels contestent le cabinet Chauveau à cause de sa grande faiblesse administrative. Ils s’opposent également au double mandat, qui favorise les empiétements du gouvernement fédéral et entame, dans les faits, l’autonomie de la province. Chapleau prend part à cette double protestation, assurant ainsi sa promotion politique. »
Selon Luc Bertrand, « l’objectif de Chapleau durant son premier mandat avait été de consolider son image d’étoile montante. La réélection des conservateurs à Québec lui assure à plus ou moins long terme une place au Cabinet. Le 7 novembre 1871, à la réouverture de la Chambre, il prononce un discours visiblement destiné à épater la galerie. Il y parvient aisément, mais [le tout jeune nouveau député d’Arthabaska, Wilfrid Laurier,] va le supplanter la substance de ses interventions. Dès lors se dessine le style des deux orateurs. Chapleau personnifie l’éloquence, mais pèche par le contenu ; Laurier, moins émouvant, plus conférencier que tribun, est néanmoins inébranlable dans la logique de ses arguments. Ces deux hommes, qui s’estiment, croiseront le fer à maintes reprises au fil des ans et se livreront des duels restés célèbres. »
Hector-Louis Langevin, maire de Québec, député à Québec et à Ottawa et ministre fédéral.
Sculpture d'Hector-Louis Langevin par l'artiste Louis-Philippe Hébert. 1884.
Musée national des beaux-arts du Québec
LE DÉPUTÉ
Photographie de Joseph-Adolphe Chapleau. Photographe : W. Notman, Montréal. Vers 1870.
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Photographies de Joseph-Adolphe Chapleau. Photographe : William James Topley. Novembre 1870.
Bibliothèque et Archives du Canada
Photographies de Joseph-Adolphe Chapleau. Photographe : William James Topley. Décembre 1870.
Bibliothèque et Archives du Canada
Photographies de Joseph-Adolphe Chapleau. Photographe : William James Topley. Janvier 1872.
Bibliothèque et Archives du Canada
Topley Studio
Diagramme des sièges des députés à l'Assemblée législative du Québec. 1867.
Collection Lionel Fortin
Portrait du premier ministre du Québec Pierre-Joseph-Olivier Chauveau.
Collection Dave Turcotte
Galerie nationale : Les gouverneurs et les premiers ministres de Québec 1867-1920. 1920.
Collection Alain Lavigne
Le ministre
Roy Dussault précise qu’à « peine remis de la triste nouvelle de la mort de Cartier et empêtrés dans le Scandale du Pacifique, les conservateurs de Macdonald ont besoin d’un nouveau lieutenant politique pour le Québec. Par sa grande expérience politique, c’est à Langevin que revient l’honneur de “revêtir le manteau de Cartier”. Déjà lors de l’élection de 1871, il avait joué un rôle important, c’est maintenant à lui que revient la tâche de guider les troupes conservatrices à Québec.
Son premier geste d’envergure est celui de remplacer Chauveau à la tête du gouvernement. La dernière élection a mis en évidence les rivalités au sein des conservateurs et Chauveau s’est montré bien faible en tant que leader politique. Plutôt animé par les débats d’idées, il s’est aussi révélé être un piètre stratège politique et il supporte mal l’empiètement des ministres fédéraux dans son administration provinciale. L’occasion est belle en 1873 pour Langevin de faire un “grand ménage” et de consolider l’unité du parti en apportant du sang nouveau. Chauveau n’a d’autres choix que d’écouter les ordres de Langevin et de démissionner de son poste tout en acceptant, en février 1873, la présidence du Sénat canadien en guise de compensation. Le choix de Langevin pour lui succéder est Gédéon Ouimet, homme d’expérience et surtout un conservateur de la première heure. »
Nommé Solliciteur général
Le 27 février 1873, Gédéon Ouimet est assermenté premier ministre du Québec, ministre de l’Instruction publique, Secrétaire et Registraire provincial. Tout comme ce fut le cas pour le conseil des ministres de Chauveau, ce sont les leaders fédéraux qui déterminent la composition du gouvernement Ouimet.
Luc Bertrand explique que « cet événement réjouit Chapleau. Depuis longtemps, on l’a vu, Ouimet est son allié. Celui-ci n’hésite d’ailleurs pas à offrir à Chapleau un poste au Cabinet. Celui-ci refuse, ayant posé comme condition que Joseph Coursol, juge aux sessions de la paix à Montréal, fasse partie de l’équipe ministérielle. Le poids de Chapleau dans la sélection du cabinet Ouimet est considérable. Il a même obtenu à ce sujet la bénédiction d’Hector Langevin, leader des conservateurs fédéraux au Québec. En guise de compromis, le député de Terrebonne accepte un portefeuille sans ministère. Puis, cinq minutes avant l’assermentation, il se ravise et consent à assumer la charge de solliciteur général. Sans Coursol. L’histoire laisse inconnues les circonstances qui l’ont mené à un tel changement d’attitude, mais l’impatience de Chapleau y est sans doute pour beaucoup. Comme l’exige la loi de l’époque, un nouveau ministre doit retourner devant ses électeurs pour obtenir leur approbation. Chapleau est donc réélu lors de l’élection partielle du 12 mars 1873. »
Roy Dussault souligne que « le rôle de Chapleau est celui de conseiller le cabinet dans les questions de droit en plus de défendre les causes du gouvernement devant les cours de justice. À seulement trente-trois ans, mais après tant d’années à espérer une promotion au sein du gouvernement, Chapleau est finalement récompensé. Cette nomination n’avait rien d’un hasard pour Chapleau. La formation du cabinet Ouimet de 1873 met en lumière tout le poids politique qu’il a acquis depuis le début de sa jeune carrière. Chauveau avait réussi à l’écarter du pouvoir en 1871, on ne lui referait pas le même coup en 1873.
Andrée Désilets va jusqu’à déclarer que “Chapleau domine littéralement Langevin dans la formation du ministère provincial de 1873.” Bien que cette affirmation semble légèrement exagérée, elle montre bien l’importance que Chapleau a acquise depuis 1867. Alors que plusieurs conservateurs désirent voir Joseph Coursol à la tête du parti, c’est la forte opposition de Chapleau qui proclame plutôt Gédéon Ouimet à la succession de Chauveau. Alors que Ouimet songe ensuite à inclure [François-Xavier-Anselme] Trudel, ultramontain-programmiste, dans son cabinet dans le but de faire cesser les luttes intestines au sein des forces conservatrices, Ouimet et Langevin changent d’idée par peur de déplaire à Chapleau. Chapleau va jusqu’à menacer de faire dérailler la formation du cabinet Ouimet si ses volontés ne sont pas entendues. »
Cadre du premier ministre Gédéon Ouimet. Photographe : J. E. Livernois Limitée Québec.
Collection Assemblée nationale du Québec
Scandale des Tanneries
Chapleau se trouve impliqué dans le scandale des Tanneries qui ébranle fortement le gouvernement Ouimet en 1874. Réal Bélanger, Richard Jones et Marc Vallières décrivent ce scandale de cette façon : « Dans la politique québécoise des années 1870, plusieurs factions et groupes régionaux d’intérêts s’affrontent à l’intérieur du Parti conservateur, au pouvoir depuis la Confédération. Au cours de l’été 1874, le cabinet du premier ministre Gédéon Ouimet se retrouve impliqué dans une affaire de spéculation foncière à Montréal sur une propriété du gouvernement qu’il échange contre une autre afin d’y installer des hôpitaux montréalais protestants et catholiques pour les contagieux. Deux spéculateurs, le courtier John Rollo Middlemiss et le journaliste conservateur Arthur Dansereau, parviennent à convaincre des membres du cabinet et le premier ministre de conclure l’échange très rapidement. »
Marcel Hamelin avance que « l’indignation soulevée par la presse se manifeste dans des assemblées publiques. Deux assemblées tenues à Montréal donnent le ton à celles qui sont organisées dans les différents coins de la province. […] À la demande du premier ministre, Chapleau affronte les accusateurs, nie toute tentative de corruption et insiste sur les avantages que présente la ferme Leduc pour la construction d’un hôpital pour contagieux. Frondeur, il invite la population des Tanneries à se réjouir de l’action du gouvernement : “Heureusement, les choses ont tourné d’une autre façon. Sur le terrain dont l’on parle tant depuis quelques jours, s’élèveront de splendides villas, qui donneront un aspect plus riant à votre localité déjà si belle. L’érection de ces riches bâtisses contribuera aussi grandement à faire progresser votre village. Nous donnerons aux hôpitaux un terrain plus éloigné, et nous laisserons aux Tanneries son terrain pour y construire des villas”. »
Après la démission de quelques-uns de ses ministres, Marcel Hamelin écrit qu’au « mois d’août 1874, le premier ministre Ouimet envisage trois réactions possibles à la démission de ses collègues. Il peut d’abord essayer de reconstituer le ministère en remplaçant les démissionnaires ; mais à cause de l’hostilité du milieu anglophone, cela signifie probablement rebâtir le cabinet sans représentant de la minorité. […] Une suggestion plus réaliste consiste à désavouer publiquement les deux ministres les plus directement compromis par l’échange : Archambault qui a mené les négociations, et Chapleau, l’associé de Dansereau. Le Nouveau Monde et l’évêque de Montréal conseillent une telle solution. […] Le remplacement de Chapleau et d’Archambault par des hommes de la trempe de Gendron, Beaubien, Bellerose ou Trudel ne pourrait que réjouir l’évêque de Montréal. D’autant plus qu’en 1874, les ultramontains sont inquiets de la victoire des libéraux à Ottawa et souhaitent ardemment l’union des conservateurs. […]
Cette solution est la seule planche de salut de Ouimet : il serait facile de recruter deux nouveaux ministres, prenant soin de choisir au moins une personnalité respectée des anglophones de Montréal. Vue à la lumière de l’affaire des Tanneries, une remarque de Dansereau à Langevin en 1873 apparaît comme une véritable prédiction : “Ouimet et Chapleau, seuls, se feront massacrer dans notre District”, a-t-il écrit, suggérant d’inclure dans le cabinet un homme qui rallierait “la finance”. L’affaire des Tanneries connaîtrait probablement une tout autre tournure, si le cabinet avait joui de plus de considération de la part des milieux financiers. Mais Ouimet n’est pas homme à prendre une décision aussi odieuse. Il entretient de véritables liens d’amitié avec Archambault et a pour Chapleau, son ancien élève, une confiance un peu naïve. Il lui en coûte également de reconnaître que la transaction, dont il est en partie responsable, mérite la censure publique.
Ouimet décide alors de suivre une autre voie : il demeurera à son poste jusqu’au retour de Robertson et confiera à ce dernier le soin d’examiner la transaction des Tanneries et, partant, de juger le cabinet. Aussitôt rentré d’Europe, le trésorier visite en effet les deux terrains, examine les documents, rencontre des hommes de confiance de Montréal puis remet sa démission le 7 septembre 1874. Le ministère Ouimet a vécu. »
Photographie du village des Tanneries. 1859.
Archives de la ville de Montréal
Simple député
Gédéon Ouimet offre sa démission le 8 septembre 1874. Le 22 septembre 1874, Charles-Eugène Boucher de Boucherville prête serment comme 3e premier ministre du Québec. Ce dernier retire son poste de ministre à Chapleau. Réal Bélanger, Richard Jones et Marc Vallières déclarent : « À l’exception de Robertson, aucun des anciens ministres n’en fait partie. Ce nouveau ministère doit affronter la Chambre à la fin de 1874, dans un débat autour d’une enquête devant faire la lumière sur les dessous de l’affaire. Ouimet et ses anciens collègues, démissionnaires ou non, tentent de justifier leurs positions respectives. »
Lucie Desrochers souligne que pour le chef de l’opposition libérale Joly de Lotbinière, « le gouvernement Boucherville n’est que l’ancien Gouvernement Ouimet habillé en neuf ; il ne fait que tenir chaudes les places occupées naguère par Ouimet, Chapleau et Archambault, les trois ministres démissionnaires. S’ils n’avaient pas été coupables de quelque chose, pourquoi auraient-ils donc démissionné ?, se demande-t-il. »
Roy Dussault rapporte qu’en « chambre, la quatrième session de la deuxième législature est complètement dominée par l’Affaire des Tanneries. Les conservateurs peinent à justifier leurs actions pendant que les Libéraux réclament la formation d’un comité d’enquête afin d’étudier la question. Ce comité voit le jour, mais arrive à la conclusion qu’il n’y a pas de preuves tangibles permettant de lier le cabinet Ouimet à des activités frauduleuses. En contrepartie, Middlemiss et Dansereau ont bel et bien procédé, selon le comité, à une transaction “au détriment de la province”. Il est en conséquence recommandé que des procédures légales soient immédiatement entreprises pour faire annuler l’échange. Dans le cas de Chapleau, il clame longuement son innocence devant le comité ainsi qu’en chambre. Il réitère à plusieurs reprises sa fidélité envers Ouimet. Selon lui, “on voulait trouver un prétexte quelconque pour renverser le gouvernement” et on y est bel et bien arrivé. Durant la session, il se porte également avec ardeur à la défense de son grand ami Dansereau qui refuse jusqu’à la fin de fournir des explications satisfaisantes quant aux dépôts d’argent dans son compte en banque. “Pourquoi donc vouloir montrer tant de rigueur contre M. Dansereau ?” dit-il désespérément. Chapleau est évidemment amer en ce qui concerne la tournure des événements, lui qui, après avoir accédé brièvement au Conseil exécutif, se voit maintenant écarté du pouvoir par Boucherville. Même s’il s’en tire somme toute bien dans toute cette affaire — aucune accusation formelle n’est portée contre lui — il s’agit d’une première tache à sa réputation si éclatante. […] En étant l’un des leaders conservateurs de la région de Montréal, force est de constater que Chapleau est partie prenante de cette administration. L’Affaire des Tanneries expose néanmoins la grande loyauté du jeune leader politique, lui qui défend les siens jusqu’à la toute fin, parfois même au détriment de sa propre intégrité. »
Marcel Hamelin conclut : « Middlemiss et Dansereau ont été, à coup sûr, les véritables architectes de l’affaire. Mais nous ne pouvons disculper Archambault, le ministre responsable de l’échange : c’est lui qui présente le marché au cabinet, qui met tout en œuvre pour convaincre Ouimet et hâter les procédures, qui étudie les titres de propriété, pourtant si révélateurs, et qui négocie finalement l’échange. Aucun document ne nous permet d’impliquer Chapleau dans la machination, mais comment peut-il ignorer les agissements et les intentions de Dansereau, son compère ? Quant à Ouimet, le ton de sa correspondance, particulièrement avec Archambault, nous amène à lui accorder le bénéfice du doute, bien qu’il ait fait preuve dans cette affaire au moins d’une naïveté et d’une insouciance déconcertantes chez un premier ministre. »
Avocat du métis Ambroise Lépine
Au cours des années 1870, une crise majeure éclate menaçant la toute récente Confédération canadienne. Les événements se déroulent dans la communauté métisse de la colonie de la Rivière Rouge, dans la future province du Manitoba. La crise trouve ses racines dans l’achat des territoires de l’Ouest, appelés Terre de Rupert, par le Dominion du Canada à la Compagnie de la Baie d’Hudson en 1869. Cette transaction s’est déroulée sans consultation des habitants des territoires de l’Ouest, majoritairement des Métis et des Autochtones. Les Métis craignent de perdre leurs droits fonciers le long de la Rivière Rouge lorsque le gouvernement envoie des arpenteurs anglo-protestants pour redéfinir les comtés et les districts.
Rapidement populaire, Louis Riel, un jeune Métis originaire de la colonie de la Rivière Rouge, devient le leader des Métis. Il organise un gouvernement provisoire et tente de négocier avec le gouvernement canadien pour obtenir la reconnaissance de leurs droits. Cependant, le premier ministre canadien, John A. Macdonald, prévoit secrètement de réprimer militairement les Métis. Des affrontements éclatent en février 1870, mais Riel et ses hommes parviennent à maîtriser la situation. Cependant, ils exécutent un prisonnier nommé Thomas Scott, ce qui aggrave la tension.
Malgré cela, les Métis obtiennent en mai 1870 l’Acte du Manitoba, qui prévoit l’entrée de la province dans la Confédération canadienne. Cependant, des tensions persistent, notamment en ce qui concerne l’amnistie pour les rebelles de 1869-1870. Le gouvernement envoie un corps expéditionnaire dirigé par Sir Garnet Wolseley pour maintenir la paix. Dans ce contexte, trois Métis, dont Ambroise-Dydime Lépine, sont arrêtés et accusés du meurtre de Thomas Scott.
En marge de l’enquête qui vise à blanchir sa réputation dans le scandale des Tanneries, Chapleau devient l’avocat d’office pour la défense d’Ambroise-Dydime Lépine et de ses compagnons métis André Nault et Elzéar Lagimodière, accusés de la mort de Thomas Scott. Après un voyage de huit jours, Chapleau arrive à Winnipeg, où la partialité du jury lui semble évidente. Chapleau défend l’idée que Lépine était un instrument d’une autorité supérieure, le gouvernement provisoire de Riel, et qu’il ne peut être tenu individuellement responsable. Malgré ses efforts, Lépine est déclaré coupable et condamné à la pendaison. Nault est aussi jugé coupable, mais Lagimodière obtient clémence. Chapleau a fait le voyage à Winnipeg à ses frais et il a plaidé sans honoraires. Bien qu’il n’ait pas réussi à obtenir l’acquittement de deux de ses trois clients, il est salué comme un héros à son retour à Montréal. Son geste est perçu comme un acte de dévouement envers la cause métisse et comme une défense de la culture française dans le reste du Canada.
Selon le Dictionnaire biographique du Canada : « Il est clair que Chapleau s’associe au nationalisme ethnique de son temps, dont l’un des traits est la mission providentielle de propager la culture française et la foi catholique romaine sur un continent anglo-saxon et protestant. Dans cette perspective, la province de Québec doit se rendre responsable de la communauté métisse de l’Ouest et lui donner tous les moyens de survivre d’abord, puis de se développer, grâce à un mouvement de colonisation en partance des rives du Saint-Laurent. La solidarité ethnique soutient donc Chapleau dans cette intervention en faveur des Métis. Mais le geste n’est pas totalement gratuit. Un voyage dans l’Ouest est une aventure dont rêvent beaucoup de jeunes qui ont connu Louis Riel quand il était au collège à Montréal, ce qui est le cas de Chapleau. En plus, la participation à un procès qui fait la manchette de la presse du pays ne peut que consolider une carrière politique. »
Ambroise Lépine est en bas; Louis Riel, en haut. Les avocats de Lépine, Joseph-Adolphe Chapleau et Joseph Royal, sont respectivement à gauche et à droite.
Frontispice du livre Preliminary Investigation and Trial of Ambroise D. Lépine for the Murder of Thomas Scott. 1874.
(offert en version numérisée sur Internet Archive)
Chemin de fer
Roy Dussault raconte que « le spectre de la crise économique hante inéluctablement la province à partir de 1874 et provoque ainsi un renversement complet des thèmes discutés en chambre. […] Du côté de Chapleau, il est très tôt l’un des plus grands adeptes du développement ferroviaire comme remède à la crise. Cette position n’est pas surprenante, lui qui avait depuis son entrée en politique préconisé cette avenue pour l’économie québécoise. En 1870, il déclarait déjà en chambre que “[l]a politique des chemins de fer […] est la politique qui tient en ses mains le secret de l’avenir des nations, aux gouvernements qui sauront le plus hardiment et le plus intelligemment la mettre en pratique appartient la palme du vrai progrès, surtout pour les nations jeunes.” Le contexte de la crise économique renforce cette idée qu’il est primordial de miser sur les chemins de fer pour l’avenir de la nation. Depuis 1867, une multitude de projets ferroviaires se chevauchent et le gouvernement peinait à établir un ordre de priorité pour l’investissement. Sans compter les rivalités régionales bien présentes entre les députés qui militent pour leur région. Par exemple, Chapleau plaide pour une voie ferrée sur la rive nord du Saint-Laurent qui joindrait Terrebonne. Deux conceptions s’affrontent enfin dans l’aide que la Province doit apporter aux compagnies de trains. D’un côté, on préfère éviter d’octroyer des terres, car cela créerait un dangereux précédent probablement irréversible. De l’autre côté, plusieurs députés, dont Chapleau, privilégient cette avenue en faisant valoir que les compagnies mettront en valeur ces terres octroyées.
Au cours de ce débat, l’administration provinciale adopte à partir de 1874, en dépit de la crise économique, une politique beaucoup plus audacieuse afin de construire son réseau de voies ferrées. Alors que le Grand Trunk Railway et l’Intercoloniale desservent toutes deux la rive sud du Saint-Laurent entre Québec et Montréal, la priorité du gouvernement conservateur est désormais de construire une voie ferrée sur la rive nord. Cette volonté se manifeste par la fusion de deux projets distincts : le Montreal Northern Colonization Railway et le Chemin de fer de la Rive Nord qui deviennent le Quebec, Montreal, Ottawa & Occidental Railway (QMO & O). Pour ce faire, le gouvernement Boucher de Boucherville prend la décision de réorienter ses subventions et de les bonifier, malgré l’incertitude de ses revenus en raison du contexte économique. Les municipalités traversées par le tracé doivent elles aussi contribuer au financement global même si cette question n’est pas totalement ficelée. Devant une telle intervention étatique, de nombreux députés s’indignent du fait que l’État doit assumer tous les coûts de construction pour laisser tous les bénéfices aux compagnies. Quant à Chapleau, il soutient devant la chambre la position audacieuse du gouvernement Boucher de Boucherville. Dans une envolée oratoire, il dénonce vivement les détracteurs du QMO & O :
[…] Les gouvernements sacrifient des millions pour se créer des comptoirs, établir des stations navales qui augmentent leur puissance et leur influence au milieu des nations. Le peuple bas-canadien reculerait-il devant le sacrifice que le gouvernement lui demande aujourd’hui lorsque l’exécution des grands travaux qu’il projette peut lui assurer dans l’avenir, sinon la prépondérance absolue, du moins une influence considérable sur les destinées de la Puissance ? L’économie mal entendue perd les peuples comme les individus. […].
[…]
Si le tracé du QMO & O passe finalement par Terrebonne et Sainte-Thérèse, ce choix n’est certainement pas étranger à la pression en coulisses de Chapleau, auprès du premier ministre. Quoi qu’il en soit, Chapleau n’est pour l’instant pas directement impliqué dans le projet, même s’il l’appuie ouvertement. Chapleau ne fait pas partie du conseil exécutif depuis son expulsion à la suite de l’Affaire des Tanneries. Ceci n’empêche pas le projet de se mettre en branle.
L’histoire de la construction du QMO & O au milieu des années 1870 permet de mettre en relief un autre aspect de la pensée politique de Chapleau. Tout comme plusieurs de ses pairs, Chapleau entretient une relation de proximité avec divers milieux financiers ainsi que le monde de la presse. À l’image de Cartier et du Grand Trunk Railway, Chapleau est directeur depuis 1872 de la Montreal and Laurentian Colonization Railway, un projet de deux petites lignes qui propose de relier Sainte-Thérèse, son village natal, vers Saint-Eustache et une autre vers Saint-Lin. En chambre, le politicien de Terrebonne essuie d’ailleurs quelques critiques à ce sujet. Rappelons également la proximité de Chapleau avec le Curé Antoine Labelle, apôtre de la colonisation et promoteur de chemins de fer dans le Nord.
Au cours de cette période, il fait la connaissance de Louis-Adélard Senécal, l’un des plus grands capitalistes canadiens-français de son époque. Ce dernier est un riche homme d’affaires ayant fait fortune dans le transport maritime, puis le transport ferroviaire. Il serait fastidieux de faire la liste exhaustive de toutes les entreprises auxquelles Senécal a participé. Sa carrière est néanmoins particulièrement intéressante, car elle constitue un cas d’espèce de l’entrepreneur-politicien. De fait, en plus d’être un important brasseur d’affaires, Senécal se fait élire lors des élections de 1867 dans les deux chambres, à Ottawa et à Québec, en vertu du double mandat.
Commentant les solidarités qui se sont créées entre les promoteurs, les politiciens et les entrepreneurs de l’époque — dans ce cas, Senécal porte les trois chapeaux — l’historien Gaétan Gervais note que chacun sert les intérêts des uns et des autres : “Les politiciens se font souvent promoteurs, et les promoteurs se font politiciens.” Dans le cas de Senécal et de Chapleau, les deux hommes se complètent parfaitement. L’un — Chapleau — est un orateur redoutable, un habile politicien et un fin stratège. L’autre — Senécal — est organisateur expérimenté, un astucieux homme d’affaires et possède les moyens de ses ambitions. L’un a besoin d’appuis financiers pour concurrencer ses adversaires politiques, l’autre est constamment à la recherche de subventions gouvernementales.
À leur duo, un autre membre vient se joindre durant cette même période. Parent par alliance de Senécal, Clément-Arthur Dansereau est lui un homme de presse. Rédacteur en chef de La Minerve depuis 1869, il appuie vigoureusement les idées de Cartier et de la Confédération afin d’assurer la survie de la nationalité canadienne-française. D’une intelligence rare, il n’a personnellement aucune envie pour la politique active, mais il se fait proche de politiciens éminents afin de véhiculer ses idées politiques. Il n’est pas tout à fait clair à quel moment de sa vie il rencontre Chapleau, mais les deux hommes se connaissent depuis longtemps. Dansereau avait d’ailleurs été impliqué dans l’Affaire des Tanneries sans qu’il n’y ait eu de conséquences graves pour lui.
En tant qu’homme de presse, il entretient certaines solidarités politiques avec Chapleau dont il distribue moult conseils politiques. En retour, son prestige en tant que journaliste tient à son rapprochement des cadres du pouvoir. La presse sert aux conservateurs et à Chapleau d’instrument majeur, non seulement de communication, mais de propagande. Par l’entremise de Chapleau, Dansereau est lui aussi mis en relation avec Senécal. Le “triumvirat” Chapleau — Senécal — Dansereau, comme ils se font appeler fréquemment, forme ainsi une alliance redoutable. En alliant l’autorité politique, le monde des affaires et le monde de la presse, ils représentent à eux trois une importante menace pour leurs adversaires politiques. À propos de leur relation de proximité, l’historien Robert Rumilly déclare que Senécal incarne la hardiesse, Dansereau l’habilité alors que Chapleau trône au-dessus de cette pyramide. Pour l’instant leur relation est cependant trop peu connue pour attirer les critiques, mais cela ne saurait tarder. »
Clément-Arthur Dansereau, ami personnel de Joseph-Adolphe Chapleau, rédacteur en chef du journal La Minerve et du journal La Presse
Photographie de Clément-Arthur Dansereau. Vers 1910.
Bibliothèque et Archives nationale du Québec
Louis-Adélard Sénécal, homme d'affaire, député à Québec et à Ottawa puis sénateur.
Illustration de Louis-Adélard Sénécal.
Archives de la Ville de Montréal
Élection québécoise de 1875
Première élection depuis l’interdiction du double mandat, elle est la première à se tenir par vote secret au Québec. Au fédéral, le premier vote secret a lieu en 1878. Elle se tient pour la première fois à la même date partout au Québec. Elle est aussi la première élection à se tenir avec un certain contrôle des dépenses électorales. Marcel Hamelin précise que « Chapleau et Ouimet, principaux défenseurs du scrutin public, déclarent que ceux qui méritent de voter ne doivent pas rougir de leurs opinions politiques. Le scrutin secret, prétendent-ils, introduit d’autres formes de corruption électorale puisqu’un électeur peut voter plus d’une fois sous des noms d’emprunt ou vendre son vote à plusieurs candidats. »
Jacques Lacoursière spécifie que « pour une des premières fois, une journée d’élections n’est pas marquée par le désordre, des bagarres ou des morts. “La nouvelle loi a fonctionné à perfection, peut-on lire dans l’Événement du 8 [juillet 1875]. Dans cette ville [Québec] si souvent ensanglantée par des émeutes électorales, il n’y a pas eu une seule scène de désordre à déplorer. Tout s’est passé comme dans un corps délibérant bien organisé. Aussi, à la fin de la journée, les bons citoyens se félicitaient-ils sur l’immense progrès moral accompli.” »
Les conservateurs font élire 43 des 65 députés de l’Assemblée législative. Le premier ministre conservateur Charles-Eugène Boucher de Boucherville est donc reporté au pouvoir. Pour la première fois de sa carrière politique, Chapleau doit faire campagne dans sa circonscription, car il a un opposant : le docteur J.-Alfred Duchesneau, un riche propriétaire foncier établi à Terrebonne depuis une dizaine d’années. Malgré tout, Chapleau conserve facilement son siège.
Résultats de l'élection québécoise de 1875 dans la circonscription de Terrebonne.
Musée virtuel d'histoire politique du Québec
Nommé Secrétaire et Registraire
Roy Dussault décrit que « les personnalités de Boucher de Boucherville et de Chapleau sont aux antipodes. Le premier est un seigneur austère et traditionaliste, peu porté vers de grandes envolées oratoires et préférant plutôt opérer en coulisse. De plus, le premier ministre est convaincu que le clergé a un rôle à jouer dans la vie politique. De son côté, Chapleau, représente la jeunesse du parti, promouvant des idées nouvelles, même si celles-ci ne sont parfois pas suffisamment étoffées. Orateur flamboyant, Chapleau compte sur sa capacité de séduction et de conviction pour remplacer la vieille garde des conservateurs à Québec. Boucher de Boucherville se méfie donc de Chapleau, mais il sait qu’il ne pourra l’écarter encore bien longtemps vu l’impatience du politicien de Terrebonne. »
Malgré leur inimitié, le premier ministre Charles-Eugène Boucher de Boucherville réintègre finalement Chapleau au conseil de ministre. Il est assermenté ministre sans portefeuille le 24 janvier 1876. Le lendemain, il est assermenté secrétaire et registraire de la province. C’est la première fois depuis 1867 que les postes de secrétaire et registraire ne sont pas détenus par le premier ministre. Comme le veut la pratique de l’époque, il doit se faire réélire dans sa circonscription suite à sa nomination au Cabinet. Ce qu’il réussit sans opposition à l’élection partielle du 10 février 1876.
Roy Dussault explique que « même si les élections de 1875 ont permis de refaire l’unité des troupes conservatrices, Chapleau demeure le mouton noir du cabinet. Honni de la branche la plus traditionaliste des conservateurs, particulièrement des ultramontains programmistes, Chapleau entreprend de chercher des appuis du côté des conservateurs modérés ainsi que des Libéraux. Lorsque les conservateurs se réunissent à Saint-Lin à l’été 1877, le nouveau secrétaire et registraire provincial prononce un discours qui en surprend plusieurs :
Le gouvernement de Québec n’est pas lié à aucun parti… Ce n’est pas un gouvernement de parti, mais de progrès… Je serais heureux de voir mon ami personnel et mon adversaire politique, M. Laurier, concourir avec moi au bonheur du pays. Soyons le parti du progrès, et si vous avez de la répugnance à vous appeler conservateurs, nous l’appellerons le parti libéral-conservateur. Formons-le, ce parti, et engageons nos concitoyens à nous prêter main-forte.
Cette invitation à Wilfrid Laurier n’est pourtant pas si surprenante. Quelques mois auparavant, ce dernier, qui est d’ailleurs originaire de Saint-Lin, prononçait de son côté un important discours sur sa conception du libéralisme politique qui se rapproche beaucoup de la pensée politique de Chapleau. Même si elle est cohérente avec sa pensée, cette tentative de Chapleau de rapprocher les conservateurs et les Libéraux a pour effet, à court terme, que d’envenimer les relations de Chapleau avec le premier ministre. »
LE MINISTRE
Portrait du premier ministre du Québec Charles-Eugène Boucher de Boucherville.
Collection Dave Turcotte
Joseph-Adolphe Chapleau avait un réseau impressionnant. Voici un petit échantillon :
Joseph-Alfred Mousseau, député conservateur, ministre fédéral et premier ministre du Québec
Arthur Dansereau, journaliste et ami personnel de Chapleau
Alfred Duclos DeCelles, journaliste, militant conservateur et bibliothécaire au Parlement du Canada
Joseph-Aldéric Ouimet, député conservateur, ministre fédéral et président de la Chambre des communes
Photographie de Joseph-Adolphe Chapleau et des conservateurs influents de son époque.
Archives de la Ville de Montréal
Le chef de l'opposition
Coup de théâtre, le premier ministre conservateur Charles-Eugène Boucher de Boucherville est démis de ses fonctions le 2 mars 1878 à la suite d’un conflit avec le nouveau lieutenant-gouverneur, de tendance libérale, Luc Letellier de Saint-Just. Le lieutenant-gouverneur refuse d’approuver une loi ayant été votée par les deux chambres de la législature québécoise qui aurait forcé des municipalités comme Montréal à payer pour la construction de chemins de fer. Chapleau appuyait cette politique du gouvernement. Letellier de Saint-Just, en vertu de ses pouvoirs de vice-roi, charge Henri-Gustave Joly de Lotbinière, chef de l’opposition libérale, de former un nouveau gouvernement. Le nouveau premier ministre ainsi que son cabinet sont assermentés le 8 mars 1878.
Livre Letellier de Saint-Just et son temps ayant probablement appartenu à Félix-Gabriel Marchand et sauvé de l'incendie du journal Le Canada Français en 1988. 1885.
Société d'histoire du Haut-Richelieu
Collection Journal Le Canada Français
Élection québécoise de 1878
Wikipédia rapporte que « cependant, comme le nouveau cabinet est minoritaire à l’Assemblée législative, le lieutenant-gouverneur dissout la chambre et décrète des élections pour le 1er mai. C’est l’élection la plus chaudement contestée au Québec depuis la Confédération. »
Dans ce brouhaha, Boucher de Boucherville se fait montrer la porte, Chapleau devient le chef des conservateurs et de facto, chef de l’opposition. Roy Dussault décrit que « c’est lui qui dicte la voie de la contestation et qui organise la lutte dans la majorité des comtés électoraux. C’est lui aussi, en compagnie de Dansereau, qui élabore la brochure incisive Les ruines libérales : quelques pages de politique. Cette brochure est distribuée aux quatre coins de la province. Elle reprend essentiellement les doléances des conservateurs à l’égard de Letellier Saint-Just en plus d’y inclure un plaidoyer à propos du bilan du gouvernement Boucher de Boucherville. C’est Chapleau qui organise enfin le financement de la campagne sans oublier celui de l’important journal La Minerve, organe des conservateurs dans la province. La bataille s’avère ardue pour les conservateurs. Dans son comté, Chapleau doit affronter le Dr Jules-Édouard Prévost qui croit en ses chances en raison des modifications récentes apportées au système électoral. »
Jean-Herman Guay et Serge Gaudreau évoquent que « les électeurs ont droit pour la première fois depuis 1867 à une véritable lutte à deux partis à Québec. Seulement des 5 des 65 sièges sont déterminés par acclamation [comparativement à 18 à l’élection de 1875], ce qui laisse une grande part à l’incertitude. Les libéraux sont maintenant capables de rivaliser avec la machine conservatrice dans la presque totalité des comtés. Ils pensent même causer des surprises. De fait, les résultats sont très serrés. Tellement que des journaux, divergeant d’opinions relativement à l’allégeance de certains élus, ne s’entendent pas sur qui devrait former le gouvernement. »
Jean-Herman Guay et Serge Gaudreau allèguent que « [les] conservateurs veulent faire payer aux libéraux les décisions de Letellier de Saint-Just. Pour eux, cette intrusion d’un lieutenant-gouverneur remet en question le principe du gouvernement responsable. L’ex-secrétaire de la province, Joseph-Adolphe Chapleau, l’étoile montante des conservateurs, parle de “crime politique” et demande lors d’un discours à Lévis, le 10 mars : “Que devient le principe que le peuple gouverne s’il est permis un seul homme d’enlever le gouvernement des mains auxquelles le peuple l’avait confié ?” »
Roy Dussault déclare que « les conservateurs condamnent ce qu’ils considèrent comme un véritable “Coup d’État”. Le gouvernement libéral à Ottawa refuse de faire quoi que ce soit, d’autant plus qu’il se sent indisposé à intervenir, clamant l’autonomie provinciale. Du côté de Chapleau, il s’insurge évidemment d’une telle annonce. Il ne se gêne pas pour vilipender celui qu’il surnomme Luc 1er. Deux jours seulement après l’assermentation de Joly de Lotbinière comme premier ministre, il déclare devant une assemblée tenue à Lévis : “C’est la liberté du peuple qui est en jeu. Il s’agit de savoir si le peuple sera gouverné par un seul homme, ou bien si le peuple se gouvernera lui-même ; il s’agit de savoir si la volonté d’un seul sera substituée à la volonté de tous ; il s’agit de savoir, en un mot, si le lieutenant-gouverneur règne ou gouverne.” Dans le même discours, l’habile orateur se permet de citer nul autre que le leader des Insurrections des patriotes de 1837-1838 :
Plût à Dieu que le parti libéral qu’il a fondé respectât ses enseignements ! Que dirait donc [Louis-Joseph] Papineau, lui, l’expulsé des gouverneurs, s’il voyait maintenant ses héritiers devenus les défenseurs et les complices de l’expulsion de ceux en qui le peuple avait confiance ? Que dirait-il ? Il ferait entendre un de ces accents terribles dont l’écho est venu jusqu’à nous, et s’écrierait : “Faites taire la voix de Spencer Wood, et, laissez parler la grande voix du peuple !” »
Déjà minoritaires au déclenchement de l’élection, les libéraux arrivent en deuxième place à l’élection du 1er mai 1878, mais se maintiennent au pouvoir par l’appui des députés conservateurs indépendants. Le Parti libéral de Joly de Lotbinière fait élire 31 députés avec 47 % des votes, contre 32 pour le Parti conservateur maintenant dirigé par Joseph-Adolphe Chapleau, qui a recueilli 49 % des votes. Il y a deux députés conservateurs indépendants. Chapleau gagne de justesse dans sa circonscription. Pour les conservateurs, c’est la désolation.
Résultats de l'élection québécoise de 1878 dans la circonscription de Terrebonne.
Musée virtuel d'histoire politique du Québec
Joly en sursis
Roy Dussault raconte que « la première session de la quatrième législature s’ouvre donc, le quatre juin 1878, sur un mandat précaire de Joly de Lotbinière. Devant lui à l’Assemblée législative, se trouve Chapleau, nouveau chef des conservateurs et chef de l’opposition. La lutte s’annonce enflammée. Par le passé, les deux hommes ont souvent été à couteaux tirés. En chambre, cela a laissé place à des débats mémorables entre les deux hommes qui ne s’aiment pas du tout. Maintenant que Chapleau est le seul chef des conservateurs à Québec, les choses n’allaient certainement pas être différentes. »
Le gouvernement libéral minoritaire a de la difficulté à faire adopter tous les projets de loi qu’il souhaite de peur de perdre la confiance fragile de la Chambre. Robert Rumilly note que « la carrière du gouvernement Joly […] est décidément mouvementée. De résolution en résolution, d’amendement en amendement, Chapleau, secondé par deux députés montréalais, Louis-Olivier Taillon et Louis Beaubien, lui livre une lutte de guérillas. Joly manœuvre maintenant une majorité de deux à trois voix. Mais il doit abandonner certains projets. »
Lucie Desrochers présente un de ces moments difficiles. « [Le] 5 août alors que Chapleau accuse le trésorier Langelier d’avoir menti deux fois à la Chambre. Chapleau accepte volontiers de retirer les mots qu’il a prononcés, mais maintient que les faits auxquels il faisait allusion sont exacts. Joly propose imprudemment une motion afin que l’orateur réprimande Chapleau, mais elle est défaite par deux voix. Le Canadien s’attend à ce que le gouvernement démissionne le lendemain. Joly réunit son caucus. Selon La Minerve, les députés libéraux se divisent alors en deux groupes. Joly et [Félix-Gabriel] Marchand croient qu’après un tel affront “il était contraire à la dignité d’un homme politique de conserver le pouvoir”. François Langelier et [Honoré] Mercier refusent énergiquement de démissionner. “Ils juraient qu’ils combattraient jusqu’à la mort et qu’on ne leur arracherait leurs portefeuilles qu’avec la vie”.
Le lendemain, les conservateurs soulèvent des doutes : le gouvernement a-t-il perdu la confiance de la Chambre ? George Irvine propose, en vue de confirmer la confiance, que la Chambre approuve la politique d’économie suivie par le gouvernement. Joly montre alors un signe de faiblesse en déclarant : “Nous désirons savoir si notre politique n’a plus la confiance de la députation.” Louis-Onésime Loranger trouve le spectacle bien étrange : un premier ministre qui admet qu’il doute de la confiance de la Chambre.
C’est alors que Mercier prend les commandes. Le vote de la veille. Soutient-il, ne peut être considéré comme un vote de censure. Un gouvernement n’est pas forcé de démissionner sur un incident, mais seulement sur une mesure ministérielle issue de son programme. L’orateur, dans sa décision, confirme la validité de la motion d’Irvine ; Chapleau tente alors de faire ajourner le débat, sans y parvenir. Mercier revient à la charge. Lorsqu’un gouvernement obtient un vote négatif sur un incident comme celui de la veille, argue-t-il, il demande aussitôt à la Chambre de lui donner sa confiance ou de la lui retirer. C’est précisément le sens de la motion d’Irvine.
Taillon qualifie l’attitude de Joly d’humiliante. “Afin de s’assurer de l’affection de ses chers amis, [Joly] se tournait de droite à gauche et, se penchant sur ses fidèles, il leur demandait : m’aimez-vous.” En soirée, la Chambre vote sur la motion d’Irvine et le gouvernement survit. »
Le Dictionnaire biographique du Canada précise qu’à Ottawa « le parti conservateur reprend le pouvoir le 17 septembre 1878. Deux promesses figurent à son programme électoral : l’instauration d’une Politique nationale en matière économique ; la destitution du lieutenant-gouverneur de Québec, Letellier de Saint-Just. Le nouveau gouvernement Macdonald s’attaque immédiatement au rajustement du tarif protectionniste, mais il tarde à régler le sort du lieutenant-gouverneur.
Chapleau estime qu’il faut “une pression violente” sur sir John [A. Macdonald] car, s’il est “laissé à lui-même, il aura des conseillers froids dans les Anglais, et les choses languiront”. Il est sûr que le sort du parti conservateur à Québec est lié au dénouement de l’affaire Letellier. Sous forme de plaisanterie un peu cavalière, Chapleau écrit cette prévision : “Spencer-Wood est en ce moment un vrai baromètre. Si le bonhomme sort, c’est le beau temps, s’il reste chez lui c’est du mauvais ! […] Et dire que c’est vous à Ottawa qui faites la pluie et le beau temps.”
Chapleau mène le combat contre les intrigues de Macdonald qui subit des influences en Ontario, il soutient ses amis d’Ottawa dans leurs démarches auprès du chef, réagit à chaque épisode de l’affaire, calme les membres du Club Cartier lorsqu’ils réclament la démission en bloc des ministres fédéraux de la province de Québec, s’impatiente quand la solution retarde, soutient Langevin qui joue en Angleterre le rôle le plus important dans le dénouement du drame Letellier, se réjouit enfin à l’annonce de la destitution du lieutenant-gouverneur le 25 juillet 1879.
Chapleau sort donc de la crise Letellier plein d’une force nouvelle. Il a plus que jamais les yeux tournés vers Ottawa et ne manque pas d’y souligner ses mérites. Cependant, avant de passer à la scène fédérale, il se donne la mission de refaire l’unité du parti et de remettre la province aux conservateurs. »
Louis-Olivier Taillon, député conservateur, président de l'Assemblée législative, ministre et premier ministre du Québec.
Photographie de Louis-Olivier Taillon. 1884. Jules-Ernest Livernois.
Musée de la civilisation, fonds d'archives du Séminaire de Québec
Le premier ministre
Ce qui devait arriver arriva. Le 29 octobre 1879, le gouvernement Joly perd le vote sur une motion de censure suite à la défection de cinq députés libéraux vers les conservateurs, dont le futur premier ministre Edmund James Flynn et Alexandre Chauveau, le fils de l’ex-premier ministre Pierre-Joseph-Olivier Chauveau.
Nommé premier ministre du Québec
Selon Jean-Herman Guay et Serge Gaudreau, « Les libéraux ne pardonneront pas aux auteurs de cette volteface, qualifiée de trahison. Placé en minorité, le premier ministre Joly de Lotbinière, dont le mandat n’est vieux que de 18 mois, demande au lieutenant-gouverneur Théodore Robitaille de déclencher des élections. Mais ce dernier, qui a succédé à Luc de Letellier Saint-Just, destitué par un arrêté en conseil le 26 juillet 1879, ne l’entend pas ainsi. Cette réaction à l’endroit d’un libéral s’explique : Robitaille est le choix du conservateur John A. Macdonald, redevenu premier ministre du Canada à la suite de l’éclatante victoire de son parti aux législatives du 17 septembre 1878. Pour les bleus, l’heure de la vengeance a sonné ! Au lieu de céder à la demande de Joly de Lotbinière de retourner devant l’électorat, le nouveau lieutenant-gouverneur invite le chef conservateur provincial, Joseph-Adolphe Chapleau, à former un gouvernement le 31 octobre 1879. Les libéraux se retrouvent en quelque sorte dans la situation de l’arroseur arrosé. »
Luc Bertrand décrit que « dans un geste symbolique, les libéraux traversent le parquet de la Chambre et gagnent les banquettes de l’opposition. Les conservateurs prennent place à la droite de l’orateur. Chapleau, l’air satisfait, s’installe au pupitre de Joly. Nous sommes le 31 octobre 1879. Il est premier ministre. » À 38 ans, il devient ainsi le plus jeune premier ministre depuis 1867. Ce fait d’armes lui sera retiré par Robert Bourassa près d’un siècle plus tard.
Cabinet de Joseph-Adolphe Chapleau, 5e premier ministre du Québec, le 31 octobre 1879 :
CHAPLEAU, Joseph-Adolphe : premier ministre et président du Conseil exécutif, Agriculture et Travaux publics
PÂQUET, Étienne-Théodore : Secrétaire et Registraire
LORANGER, Louis-Onésime : Procureur général
LYNCH, William Warren : Solliciteur général (aboli le 30 juin 1882)
ROBERTSON, Joseph Gibb : Trésorier
FLYNN, Edmund James : Terres de la Couronne
ROSS, John Jones : Président du Conseil législatif
Nomination le 4 juillet 1881 :
CHAPLEAU, Joseph-Adolphe : Chemins de fer
Nomination le 5 juillet 1881 :
ROSS, John Jones (Conseil législatif) : Agriculture et Travaux publics, Chemins de fer (intérim)
Nomination le 27 janvier 1882 :
WÜRTELE, Jonathan Saxton Campbell : Trésorier
Nomination le 4 mars 1882 :
DIONNE, Élisée (Conseil législatif) : Agriculture et Travaux publics
BOUCHER DE LA BRUÈRE, Pierre : Président du Conseil législatif (à compter du 27 mai 1882, le président du Conseil législatif ne fait plus partie du cabinet)
Nomination le 30 juin 1882 :
LYNCH, William Warren : Chemins de fer
« S’ajoute à la colère des libéraux le fait que deux des cinq transfuges de leur parti entrent dans le nouveau cabinet du conservateur Chapleau, soit Edmund-James Flynn (commissaire des Terres de la Couronne) et Théodore Paquet (secrétaire provincial). Leur rancœur est particulièrement profonde à l’endroit de Flynn, puisqu’il était à l’origine de l’amendement du 29 octobre qui a fait tomber le gouvernement. », déclarent Jean-Herman Guay et Serge Gaudreau.
Luc Bertrand soumet que « comme ministre, au sein des cabinets Ouimet et Boucherville, son nom n’a été associé à aucune réforme d’envergure. On lui reconnaît cependant un rôle prédominant dans l’avancement du projet de construction du chemin de fer du nord de Montréal, réclamé si ardemment par le curé Labelle. Un emprunt de quatre millions de dollars, obtenu par Chapleau à Londres, permet l’inauguration du tracé de Montréal à Saint-Jérôme, le 8 octobre 1876. Un tracé qui passe dans son comté, par Terrebonne et Sainte-Thérèse, et évite la rive sud… On lui accorde quelques amendements mineurs à la Loi de l’Instruction publique. Mais la force de Chapleau se situe ailleurs. Il ne suffit pas d’être l’orateur des grandes occasions ou un organisateur hors pair pour aspirer à la direction d’un gouvernement. Il faut des qualités de chef, et Chapleau les possède. C’est lui qui avait assuré l’unité des conservateurs pendant que les libéraux étaient au pouvoir. C’est lui aussi qui a su manœuvrer pour obtenir le renvoi de Letellier en clamant : “Faisons entendre la voix du peuple et faisons taire celle de Spencer Wood.” Enfin, c’est lui que John A. Macdonald veut attirer à Ottawa. La montée de Chapleau est rapide, trop peut-être. Pour plusieurs il est devenu l’homme à abattre. »
LE CHEF DE L'OPPOSITION
Diagramme des sièges des députés à l'Assemblée législative du Québec. 1878.
Collection Lionel Fortin
Portrait du premier ministre du Québec Henri-Gustave Joly de Lotbinière.
Collection Dave Turcotte
Mosaïque du conseil des ministres du premier ministre Henri-Gustave Joly de Lotbinière. Journal L'Opinion publique. 4 avril 1878.
Assemblée nationale du Québec
Fonds Assemblée législative
Coalition Chapleau-Mercier ?
Le Dictionnaire biographique du Canada affirme : « Homme politique habile, il sait manier les hommes presque aussi bien que la parole. Mais comme il est sans majorité sûre à la chambre, il ne peut espérer gouverner sainement la province à moins d’une coalition qui unirait les modérés des deux partis. Depuis la Confédération, l’idée d’une telle entente revient régulièrement. On en fait le fondement d’un gouvernement fort et la condition de l’autonomie provinciale.
À son arrivée au pouvoir, Chapleau prend donc l’initiative d’une union avec les libéraux de droite. À cette fin, il charge Mousseau, alors député conservateur, d’approcher Honoré Mercier, l’âme du parti libéral depuis la chute du gouvernement Joly. Mercier est séduit par le projet. Les deux chefs ont des origines professionnelles et politiques communes et, en dépit de cheminements divergents, ils restent de bons amis. Dans ces circonstances, la formation d’un cabinet de coalition est plus réaliste que jamais. Tant que les négociations sont secrètes, Chapleau garde espoir, même si les libéraux posent des conditions exigeantes, dont l’abolition du Conseil législatif. Mais quand les pourparlers sont connus, les ultramontains partent en guerre et réclament le maintien des chambres hautes aux deux niveaux du gouvernement comme remparts contre le libéralisme. Une fois de plus, l’union entre conservateurs et libéraux modérés échoue. Chapleau y reviendra en 1881. Il essuiera semblable échec. Mercier sera plus heureux en 1886. Son parti national ne survivra pourtant que quelques années à l’émotion collective soulevée autour de la pendaison de Riel. »
Pipes en plâtre à l'effigie des premiers ministres Joseph-Adolphe Chapleau et Honoré Mercier du fabricant Gambier à Paris.
Assemblée nationale du Québec
Collection Alain Lavigne
Économie
D’après Wikipédia, « les objectifs premiers du gouvernement Chapleau sont la finalisation de la construction du chemin de fer de la Rive-Nord, ainsi que le développement de l’agriculture, de la colonisation et de l’industrie minière. Le curé Antoine Labelle est un ami du premier ministre et les deux hommes encouragent fortement la colonisation dans les Laurentides. En 1880, des négociations ont lieu en Europe avec des capitalistes français et les deux parties créent le Crédit foncier franco-canadien dont le but est de subventionner les cultivateurs, les gouvernements et les institutions sérieuses qui le demandent. Il s’agit de la première collaboration économique entre le Québec et la France depuis le traité de Paris de 1763. » Luc Bertrand ajoute : « L’état de prospérité qui coïncide avec le régime Chapleau permet également au Québec, ajoute l’historien, de passer de l’état de province à celui de nation. »
Le Dictionnaire biographique du Canada écrit : « Chapleau acquiert ainsi une très grande influence. Dans les milieux d’affaires, on entrevoit que les industriels français investiront, entre autres, dans l’exploitation des phosphates et de la betterave à sucre et dans l’organisation du Crédit mobilier. Autrement dit, on pressent, grâce aux relations avec les capitalistes français, un développement économique qui rattraperait celui de l’Ontario, qui accuse déjà une avance inquiétante. Les francophiles se montrent particulièrement heureux de cette première collaboration d’envergure avec la France depuis la Conquête. “Non seulement nous avons réussi à créer en Europe un nouveau crédit à la province, mais nous avons encore fait renaître un lien de sympathie entre le Bas-Canada et notre ancienne patrie, la vieille France”, écrit la Minerve du 7 novembre 1881. “Nous avons réussi à donner du sentiment au capital, et cette affection fraternelle retrouvée après plus d’un siècle d’oubli a déjà produit les résultats les plus heureux pour notre province.” »
Wikipédia affirme qu’au « printemps 1881, un article de L’Électeur accuse Chapleau d’avoir reçu indûment 14 000 $ lors de la création de cette institution, ce qui ne sera cependant jamais prouvé. »
Antoine Labelle : curé, monseigneur et sous-ministre du gouvernement du Québec.
Statue du curé Antoine Labelle lors de l'exposition Le Roi du Nord : La vie et l'œuvre du curé Antoine Labelle 1833-1891 présentée à la cathédrale de Saint-Jérôme. 2016.
Collection Dave Turcotte
L’État vs l’Église
Luc Bertrand émet que « Chapleau n’est pas Boucherville… Lorsque l’évêque de Trois-Rivières, Mgr Laflèche, lui demande de reconnaître la subordination de l’État à l’Église, le premier ministre refuse. Dès lors, la guerre avec les ultramontains est ouverte. Pour ajouter à l’insulte, Chapleau s’oppose catégoriquement à accorder aux curés une immunité pour les consignes électorales données dans les sermons. Cette fermeté de Chapleau ne manque pas de courage, car les membres du clergé votent traditionnellement conservateur. Comble de l’audace, Chapleau appuie l’Université Laval, condamnée par le clergé en raison des esprits libéraux qui la composent, dans ses démarches pour fonder des chaires à l’extérieur de Québec. »
Le Dictionnaire biographique du Canada évoque que « la question universitaire est l’un des sujets de division qui déchire le parti depuis bientôt dix ans. Dans les faits, elle constitue un dialogue de sourds entre Montréal et Québec sur le droit de l’université Laval d’ouvrir des succursales à l’extérieur de Québec. En 1872, Laval a décidé d’établir quatre facultés à Montréal : théologie, sciences et arts, droit et médecine. Les trois premiers établissements se sont faits sur la base d’ententes avec les sulpiciens ou les jésuites, mais l’école de médecine et de chirurgie de Montréal a refusé et refuse encore en 1881 le joug de Laval. De démarche en démarche, l’université en arrive à demander au gouvernement une charte additionnelle qui donnerait un statut légal à sa succursale de Montréal. Appelé à se compromettre dans la dispute, Chapleau ne peut soutenir les ultramontains intransigeants qui ont en main la cause de Montréal, d’autant plus que sept évêques sur huit soutiennent Laval, voire militent en faveur de la succursale de Montréal. […] La loi spéciale demandée par l’Université Laval réussit d’abord l’épreuve du comité des bills privés, le 3 juin 1881, par 9 voix contre 4. À l’Assemblée législative, la recommandation du comité suscite quatre heures de discussion, puis elle est votée le 13 juin à minuit par 31 voix contre 20. Le vote favorable à Laval est moins celui des conservateurs que celui des libéraux de Mercier, puisque les premiers ne donnent que 10 des 31 “pour” enregistrés. Une telle loi ne réussit pas à régler la question universitaire et elle n’a rien pour rétablir la paix dans le parti conservateur. »
Photographie de Louis-François Richer Laflèche, évêque de Trois-Rivières. Vers 1940.
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Première mission économique en Europe
Le Dictionnaire biographique du Canada avance que « pendant la courte session de 1881, Chapleau a gagné des ennemis, qui ne perdent aucune chance de l’incriminer. Exaspéré, malade en plus, conscient de s’enliser à la direction du ministère, il part pour Paris, le lendemain même de la dissolution des chambres. Il voyage en compagnie de sa femme, qui est chez elle autant à Paris qu’à Londres ou à Québec. Senécal et sa famille sont aussi du voyage, ce qui n’est pas sans susciter de vives réactions dans la presse. Ce dernier, trésorier du parti conservateur, est vu comme l’éminence grise de Chapleau. Ambitieux, audacieux, fort de la puissance que donne l’argent, il a une activité économique sans pareille dans le milieu canadien-français. Senécal a largement contribué à la destitution de Letellier, à la chute du gouvernement Joly et à écarter les libéraux du pouvoir en 1879. Chapleau lui doit en grande part sa promotion politique et, davantage encore, sa situation financière personnelle. Senécal l’entraîne, en effet, dans un grand nombre d’affaires, ce qui ne manque pas d’irriter la presse libérale. Mais la Minerve vient à son secours ; le salaire de 3 000 $ par an qu’on paie à un ministre, sans allocation supplémentaire pour ses frais de déplacement et de représentation, “ne permet pas de faire des folies”. »
Chapleau est le premier premier ministre québécois à effectuer une mission économique en Europe. Luc Bertrand présente le but du voyage : « Il y rencontre des figures célèbres, tels Jules Ferry et Gambetta, mais le but de son voyage vise surtout à susciter en France l’intérêt des hommes d’affaires pour le Canada. De passage à Rome, il ne peut toutefois rencontrer le pape qui, en proie à un malaise, le fera néanmoins nommer commandeur de saint Grégoire le Grand. Chapleau revient en septembre, sur le même bateau que John A. Macdonald, qui lui recommande de déclencher des élections avant de faire le saut en politique fédérale. Car Chapleau a déjà pris sa décision à ce sujet : Québec ne pourra plus le retenir longtemps. De plus vastes horizons l’attendent. Le 17 septembre, les habitants de la métropole lui réservent un accueil enthousiaste. »
Élection québécoise 1881
Le 8 novembre 1881, le premier ministre Chapleau déclenche une nouvelle élection pour le 2 décembre 1881. Wikipédia rappelle que « Joly de Lotbinière est toujours le chef des libéraux, mais la vedette montante de son parti est Honoré Mercier. Le principal enjeu de cette élection est la situation précaire des finances de la province. Une dette importante avait été contractée pour la construction d’un chemin de fer et il est question de le privatiser. Un ami du premier ministre Chapleau, Louis-Adélard Sénécal, avait beaucoup profité de cette situation, ce qui fait crier les libéraux au scandale. »
Devant les électeurs de Sainte-Thérèse, sa ville natale, Chapleau vend ainsi son bilan : « Tout va bien les affaires sont prospères, l’argent abonde partout, les propriétés se dégrèvent l’agriculture et la colonisation sont l’objet d’une attention toute particulière de la part des gouvernants, et les bons résultats qui découlent de cette attention se sont déjà fait sentir. » On voit apparaître à travers le Québec la brochure L’administration Chapleau, expliquant point par point les bons coups du gouvernement. Les ultramontains l’appuient en se pinçant le nez. Ils le voient comme un moindre mal au libéral Joly.
Jean-Herman Guay et Serge Gaudreau soulignent que les « coups sont brutaux, mais ne semblent pas porter. Dès l’annonce des candidatures, le 24 novembre, 12 conservateurs sont confirmés par acclamation contre 5 libéraux, dont certains qui ne s’identifient pas par cette étiquette. […] La déroute libérale se précise le 2 décembre. Chapleau, qui a ratissé la province, récolte une victoire facile. […] Il ne reste aux libéraux qu’une dizaine de sièges. Des chefs de file comme Joly de Lotbinière, Félix-Gabriel Marchand et Honoré Mercier reviendront à l’Assemblée législative. Cette défaite cuisante, trois ans après que les libéraux eurent regardé les conservateurs dans les yeux en 1878, marque néanmoins un recul que La Minerve salue avec enthousiasme : “Jamais succès pareil n’a été vu au Canada. Ce n’est pas une victoire, c’est un écrasement, un anéantissement. Si le parti libéral n’est pas aplati, il est réduit à sa plus simple expression.” » Du balcon du journal La Minerve, Chapleau déclare : « Je viens de gagner ma plus belle victoire, celle du peuple de la province de Québec. »
Le gouvernement Chapleau est maintenu au pouvoir lors de l’élection du 2 décembre 1881. Les conservateurs font élire 49 députés avec 50 % des votes et les libéraux 15 députés avec 39 % des votes. Il y a un conservateur indépendant. Dans sa circonscription, le premier ministre est réélu sans opposition.
Avant de quitter
Luc Bertrand explique qu’une « fois l’euphorie de la victoire passée, la vente du chemin de fer de la rive nord ramène brutalement Chapleau à la réalité. Grâce à l’intervention de John A. Macdonald, le Canadien Pacifique consent à acheter la section ouest au coût de quatre millions de dollars. Un syndicat, dont Sénécal fait partie, acquiert la partie est pour la même somme. Pour le gouvernement Chapleau, le coût n’est pas que monétaire. Deux ministres influents, Robertson et Ross, en désaccord avec la politique ferroviaire, remettent leur démission et renforcent ainsi la thèse du gouvernement occulte. Le projet de vente soulève un débat houleux dans la population. Les comtés situés à l’est du territoire québécois ne peuvent se contenter d’une ouverture vers l’Atlantique, alors que l’ouest se verra en ligne directe avec le Pacifique, une perspective beaucoup plus alléchante sur le plan économique.
Le débat en Chambre est retardé par la maladie de Chapleau, surmené par la campagne électorale. Les 27 et 28 mars, il prononce deux discours de plusieurs heures qui révèlent sa profonde connaissance du dossier ferroviaire. Après une lutte épuisante, qui divise les deux Chambres et le Parti conservateur, la vente est enfin approuvée. Le problème ferroviaire résolu, le départ de Chapleau pour Ottawa n’est plus qu’une question de temps. En juin 1882, il contribue de façon significative au succès que remporte le parti de John A. Macdonald lors des élections générales. Sa mission à Québec est terminée. Il laisse la province sur la bonne voie, ayant rétabli en partie l’état des finances. Les derniers mois ont été éprouvants. Un changement d’air lui fera du bien. »
Taché est en admiration de ces discours. « Comme modèle d’éloquence parlementaire, je ne connais rien de plus empoignant que la péroraison de son grand discours sur la vente du chemin de fer du Nord, en 1882, dans l’Assemblée législative de Québec. Qui croirait qu’après un exposé de six à sept heures, il put conserver assez de verve et assez de vigueur pour tracer d’impromptu un tableau aussi parfaitement dessiné que celui qu’il y fait des aventuriers de la politique ? »
Discours de Joseph-Adolphe Chapleau sur la vente du chemin de fer Québec, Montréal, Ottawa et Occidental à l’Assemblée législative. 1892.
Collection Alain Lavigne
PREMIER MINISTRE
Portrait du premier ministre Joseph-Adolphe Chapleau. « L'Opinion publique » - Journal illustré. Vol. 12, 1881.
Assemblée nationale du Québec
Collection Alain Gariépy
Photographie du premier ministre Joseph-Adolphe Chapleau. Photographe : J.-E. Livernois Limitée, Québec.
Collection Assemblée nationale du Québec
Macaron du premier ministre du Québec Joseph-Adolphe Chapleau. Production Le Macaronier. Vers 1980.
Collection Dave Turcotte
Macaron commémoratif du premier ministre du Québec Joseph-Adolphe Chapleau. Vers 1976.
Collection Dave Turcotte
Canne du premier ministre Joseph-Adolphe Chapleau avec la mention « Session de 1882 Québec - À NOTRE CHEF - Hommage »
Assemblée nationale du Québec
Don - Collection Hon. Serge Joyal, c.p.
Le ministre fédéral
Nommé Secrétaire d’État dans le cabinet Macdonald
Luc Bertrand explique que le 29 « juillet 1882, après plusieurs appels de John A. Macdonald, Adolphe Chapleau fait le saut en politique fédérale. Il y restera dix ans et la quittera amer. Vieux politicien retors, Macdonald a su faire miroiter à Chapleau plusieurs avenues invitantes pour attirer le premier ministre québécois dans la capitale fédérale. Pour Macdonald, l’entrée de Chapleau dans son cabinet constitue un coup de maître. À l’été de 1882, il demeure l’homme politique le plus populaire de la province de Québec.
Malgré les attaques répétées contre son régime, l’image de Chapleau est restée intacte. Le premier ministre du Canada peut compter ainsi sur un organisateur hors pair et les résultats sont là pour le prouver. L’emprise de Chapleau sur Québec peut servir les buts de Macdonald, qui a toujours gouverné avec l’appui de cette province.
Le transfert de Chapleau fait couler beaucoup d’encre. Joseph-Alfred Mousseau (son homme de paille, dit-on) s’installe à la tête de la province alors que Chapleau prend sa place au Conseil des ministres, à Ottawa. Transfert qui semble louche à plusieurs, d’autant plus que les dernières élections provinciales ont été tenues il y a à peine sept mois. Les attaques les plus virulentes proviennent d’un groupe d’extrême droite appelé les Castors. Ces Ultramontains qui, jugeant que Chapleau s’est trop démarqué du clergé, en ont fait leur cible de prédilection. »
Roy Dussault décrit que « le contexte de la publication de la brochure Le Pays, le parti et le grand homme constitue une fenêtre pour comprendre le climat politique au Québec en 1882. […] Dans une lettre envoyée à Langevin en mars 1882, l’ultramontain Joseph-Israël Tarte précipite d’ailleurs ses désirs : “Chapleau est mort. Ayez de la détermination, laissez-nous le tuer.” Ce manque d’appui n’est certainement pas faute d’avoir essayé de rallier les modérés à son parti. Au Club Cartier en 1880, Chapleau déclare à ce titre : “[…] cessons donc ces luttes stériles, rallions-nous donc autour de ceux qui veulent si ardemment le bien de notre pays.” […] Quant aux Castors, la tension n’est pas sur le point de s’estomper. Dans [un] discours, il lance une formule aux allures d’affrontement : “Qu’est-ce qu’un castor ? S’agit-il ici de cet animal intelligent et industrieux qui, avec la feuille d’érable, nous sert d’emblème national ? Non, nos adversaires politiques ne sont pas assez patriotes pour cela. Qu’est-ce donc qu’un castor ? L’ouvrier des villes appelle castors ceux qui prétendent savoir beaucoup et ne peuvent pas grand-chose, les hâbleurs, les parasites du métier.” »
Roy Dussault rapporte qu’alors « que la première session du cinquième parlement à Ottawa ne s’ouvre qu’en février 1883, Chapleau en profite pour passer l’automne en France en compagnie de ses amis, Senécal et Dansereau. La vie publique des dernières années a été éreintante et la santé de l’homme politique s’en trouvait affectée. Depuis le début de sa carrière, le politicien de Terrebonne est de nature plutôt fragile et souffre régulièrement de bronchite aiguë. Voilà qui est bien incommodant pour le grand orateur qu’est Chapleau. À l’occasion de la fête de la Saint-Jean-Baptiste en 1883 où il reçoit des critiques en raison de ses retraites répétées en France, l’orateur montre à tous un mouchoir ensanglanté en guise de défense. Comme il l’avait fait si souvent auparavant, il venait de conquérir la foule par un geste spectaculaire. »
Langevin vs Chapleau
Selon le Dictionnaire biographique du Canada, « les premiers mois de Chapleau au gouvernement canadien sont pourtant paisibles. Au secrétariat d’État, il a peu d’influence et, en conséquence, peu de poids quant au favoritisme, en comparaison de Langevin, au département des Travaux publics. L’antagonisme Langevin-Chapleau demeure donc à l’état latent jusqu’à ce que Mousseau soit acculé à la chute comme premier ministre de la province de Québec. Les castors, qui ne voient en lui que “l’ombre de Chapleau” et qui sont stimulés par l’Étendard montréalais de François-Xavier-Anselme Trudel, l’ennemi notoire du régime Chapleau-Senécal-Mousseau, mettent tout en œuvre pour ruiner son autorité. Quand un rouge comme François-Xavier Lemieux est élu dans Lévis grâce à leur appui, un changement s’impose.
Langevin prend la situation en main, mais il est incapable d’obtenir la démission de Mousseau. Il doit donc accepter que Macdonald s’en remette à Chapleau en ce moment critique et que le choix du successeur de Mousseau se fasse sans lui. Chapleau a alors l’occasion de prouver ce qu’il soutient depuis longtemps : pour une administration forte et efficace dans la province de Québec, il faut une coalition. Avec les libéraux modérés, celle-ci s’est avérée impossible, à plusieurs reprises. Il faut donc penser au rapprochement des deux factions du parti sous le commandement d’un homme qui “ne soit l’ennemi de personne”. À défaut de Masson, qui refuse de prendre la direction de la province, cet homme, c’est John Jones Ross, qui a signé en 1871 le Programme catholique, mais qui s’est refroidi depuis, au point d’être simplement un fervent catholique. Chapleau croit qu’il n’est pas à la hauteur de la situation, mais il se rallie, en janvier 1884, à son ministère qui représente toutes les nuances du parti conservateur provincial. Il accepte la victoire de l’ultramontanisme au Québec, qui consomme sa propre défaite.
Il demande l’entrée de Senécal au Sénat, en retour de sa fidélité au parti et du rôle qu’il a joué dans les derniers événements. Mais Macdonald ne saurait donner davantage aux amis de Chapleau sans s’exposer à perdre la paix qu’il vient d’établir au Québec et qui est encore bien fragile. Chapleau obtient pourtant la responsabilité du district de Montréal. Maître de la région la plus peuplée, la plus riche et la plus active de la province, il prend de l’ascendant sur ses collègues, et devient donc plus menaçant pour Langevin. Le fait qu’il soit maintenu dix ans au secrétariat d’État, alors qu’il demande avec insistance un portefeuille qui se prête mieux à l’exercice du favoritisme ministériel, n’est pas étranger à la rivalité croissante entre Langevin et lui. »
Louis Riel
Luc Bertrand raconte que le « 19 mars 1885, la révolte renaît dans le Nord-Ouest : les Métis clament leur souveraineté sur un territoire envahi par les colons et les agents gouvernementaux. Louis Riel, revenu d’exil, dirige les troupes. Au même moment, le gouvernement fédéral expédie un contingent pour rétablir l’ordre dans cette partie du pays. Après quelques hostilités, la bataille de Batoche met fin à la rébellion. Riel, qui se croit amnistié, comme le lui aurait promis le général Middleton, se rend à ce dernier. On l’emprisonne, en attendant de le passer en jugement. On lui reproche d’avoir fait exécuter Thomas Scott (quinze ans plus tôt) et de s’être soulevé contre sa souveraine. Après un long procès, tenu à Régina, Riel est condamné à mort, mais la sentence est remise de mois en mois. Aussitôt, la population québécoise se porte à la défense du malheureux chef, francophone, mais dont la santé mentale soulève des interrogations. Qu’à cela ne tienne, Riel est un frère de sang qui s’est opposé légitimement aux abus dont son peuple est victime. À Québec, le premier ministre Ross, un conservateur, refuse de prendre position sur cette question “fédérale”. La crise unifie bientôt la presque totalité de la classe politique québécoise. Les divisions de partis disparaissent. Mercier en profite pour lancer un grand mouvement d’union nationale, qui deviendra bientôt un parti. »
Le Dictionnaire biographique du Canada ajoute qu’au « Québec, l’indignation conduit à un mouvement nationaliste qui engendre le parti national. Mercier réunit ses libéraux, des conservateurs et des castors. En signe de protestation, les nationaux demandent la démission des trois ministres canadiens-français à Ottawa : Langevin, Adolphe-Philippe Caron et Chapleau. D’autre part, Mercier se montre prêt à céder la direction du parti à Chapleau s’il veut mener la bataille contre le gouvernement canadien. Jouant de ruse, Macdonald déclare que, si ses trois collègues décident de quitter, il formera un ministère sans représentation canadienne-française. Chapleau hésite longuement. Joseph-Israël Tarte raconte qu’il le convoque un soir, avec Alexandre Lacoste et son très vieil ami Arthur Dansereau. Avec eux, il veut “peser les pour et les contre” de l’offre des nationaux. L’analyse dure jusqu’à quatre heures du matin et Chapleau réfléchit seul le reste de la nuit. Le lendemain, au petit déjeuner, il annonce à ses conseillers qu’il ne démissionnera pas et conclut : “Nous sommes dans la fosse aux lions.” En fait, Chapleau se trouve piégé par le parti. C’est par nationalisme qu’il ne peut démissionner et c’est aussi au nom du nationalisme qu’il sera accusé de trahison. Il ne peut envisager d’autre situation pour le Québec que son appartenance au Canada, et son nationalisme ne renie pas la Confédération. Il pense donc qu’un gouvernement fédéral sans défenseur canadien-français serait néfaste à l’unité canadienne comme aux intérêts de la province. Il espère aussi que les conséquences négatives de la pendaison de Riel finiront par s’estomper. Il résiste à l’appel de Mercier, qui lui aurait pourtant assuré un triomphe sans précédent dans la province, et décide de rester un ministre “de second ordre” à Ottawa. “Je préfère le risque d’une défaite personnelle, écrivait-il à Macdonald le 12 novembre, au danger national imminent que pose la perspective d’une lutte dans l’arène des préjugés de race et de religion.” Mais il est conscient qu’une lutte d’une autre nature l’attend : “Il nous faudra nous battre, peut-être tomber. Eh bien, après tout, je préfère me battre et tomber dans le même bateau et pour le même drapeau.” »
Luc Bertrand prétend que pour « Macdonald, le problème Riel se pose d’une façon fort différente. Le vieux chef a réuni ses principaux conseillers et c’est lors de cette rencontre que l’on décide du sort de Riel. Aussi bien le pendre, conclut-on, la crise ne sera qu’un feu de paille, vite oublié. Suprême ignominie, le faible recul électoral anticipé au Québec constitue l’argument déterminant. Riel est pendu peu après. Triste ironie, le shérif qui vient chercher le rebelle dans sa cellule pour le mener au lieu de son exécution se nomme Samuel Chapleau ; le frère du secrétaire d’État. »
Le Dictionnaire biographique du Canada écrit : « Avec le plus d’habileté possible, Chapleau fait face à la campagne qui se déclare dans la province contre les ministres du Québec à Ottawa. Dans une lettre aux Canadiens français, il justifie en ces termes la décision qu’il a prise : “Ma conscience me dit que je n’ai failli, dans cette circonstance, ni à Dieu, ni au Souverain, ni à mes compatriotes. Le courage qui m’a porté à faire mon devoir, sans faiblesse, ne me fera pas défaut dans les tribulations dont on me menace. J’ai servi mon pays, comme député, depuis dix-huit ans, avec joie, avec orgueil. Je ne continuerai à le faire qu’à une condition : celle de garder ma liberté, et d’avoir seul le souci de mon honneur et de ma dignité.”
Les événements renforcent la position de Chapleau dans le parti conservateur. L’influence de Langevin l’empêche néanmoins d’obtenir un ministère plus prestigieux. À la veille des élections que Macdonald doit tenir, car son mandat de cinq ans vient à terme, Chapleau exige une décentralisation réelle des pouvoirs dans le parti. Il menace de démissionner s’il n’obtient pas la parfaite autonomie du district de Montréal, c’est-à-dire tout le favoritisme, le choix des candidats aux élections et la responsabilité de la caisse électorale. Il demande en plus la disparition du Monde, que possède Langevin, à l’avantage de la Minerve, sur laquelle il a lui-même la haute main. Le 31 octobre 1886, il écrit à sir John : “Le centre d’action et d’information doit être la Minerve (je veux dire qu’il doit lui être relié) pour les députés francophones, tout comme l’est la Gazette pour les anglophones. Veuillez voir Langevin à ce sujet et bien lui faire comprendre, parce qu’il faut que je vous dise franchement que si les choses ne se passent pas de cette façon, j’entends me retirer complètement de la direction des élections et m’en tenir à ma propre circonscription.” Enfin, il exige la nomination de Senécal au Sénat. Macdonald, Langevin et Caron se rendent à toutes ses exigences, ce qui peut laisser croire que Chapleau a enfin le dessus sur ses collègues de la province de Québec. »
Luc Bertrand questionne : « Le danger d’une guerre civile a-t-il été un prétexte visant à camoufler des motivations égoïstes ? Chapleau a-t-il sacrifié la vie de Riel pour sauver sa carrière politique ? Répondre “oui” à ces questions sans faire les nuances nécessaires serait simpliste. Si Chapleau s’était limité à considérer les honneurs qui s’offraient à lui, il aurait sans doute accepté la proposition de Mercier. En appuyant Macdonald, il le sait bien, il mécontente ses compatriotes plus qu’aucun homme politique québécois ne pourra jamais le faire. Le contexte émotif de toute cette histoire ne réside pas simplement dans la vie d’un homme. Elle touche de plein fouet la fierté des Canadiens français. Exécuter Riel, c’est nier le droit à l’existence d’un peuple qui s’étend bien au-delà de la rivière Rouge. Lorsqu’un personnage aussi prestigieux que Chapleau refuse de prêter son concours pour sauver Riel, il s’attire assurément les pires calomnies. Une autre question se pose : même en mettant son prestige et ses atouts exceptionnels du côté des riellistes, Chapleau aurait-il pu modifier le cours de l’histoire ?
Ce que Chapleau subira comme humiliations et manifestations de haine pendant la période qui suit l’exécution de Riel, l’histoire canadienne n’en possède aucun précédent. Du jour au lendemain, la province se tourne contre lui. Il devient l’objet de la rage de ses compatriotes, le plus grand traître jamais vu. Sa vie est menacée. Honni soit le nom du successeur de LaFontaine et Cartier, l’homme qui a si cruellement trompé les siens ! Mort à Chapleau, le pendard ! »
À l'occasion du 130e anniversaire de pendaison de Louis Riel en 2015, des bustes ont été réalisés afin de rendre un hommage à la mémoire de sa grand-mère, Marie-Anne Gaboury native de Maskinongé et endroit où elle a vécu durant les 26 premières années de sa vie avant de se diriger vers l’Ouest canadien où est né son petit-fils. Les originaux sont installés dans un parc de Maskinongé.
Bustes de Marie-Anne Gaboury et Louis Riel réalisés par le sculpteur Jules Lasalle. 2015.
Collection Dave Turcotte
Élection canadienne de 1887
D’après le Dictionnaire biographique du Canada, « les élections générales ont lieu le 22 février 1887. La lutte est très ardue pour Macdonald et son parti. Partout, dans le pays, on dénonce les tendances centralisatrices du gouvernement Macdonald. Au Québec, Mercier a remporté la victoire aux élections du 14 octobre 1886, et la politique centralisatrice de sir John semble avoir contribué autant que l’exécution de Riel à la défaite des conservateurs. Chapleau réussit à reprendre toutes les circonscriptions de son district perdues aux élections provinciales. Le parti conservateur garde ainsi une majorité dans la région de Montréal, ce qui n’est pas le cas dans celles de Québec et de Trois-Rivières.
Après avoir établi le nombre d’élections qu’il a gagnées alors que la victoire semblait impossible, on a dit de Chapleau qu’il est “homme d’élections”. Il remporte, en effet, toutes les circonscriptions où il passe en 1878, 1881 et 1887. Il ne fait aucun doute qu’il est un orateur que les foules aiment et suivent volontiers. “Il électrisait les foules, écrira son secrétaire Arthur Beauchesne, par une éloquence incomparable qui bouleversait ses adversaires, ébranlait les opinions les mieux arrêtées et attachait à sa personne tous ceux qui avaient l’heure de l’entendre.”
Chapleau est le vainqueur moral des élections de 1887 dans la province de Québec. Il en récolte du prestige, mais peu de bénéfice. De toute façon, c’est dans un parti et un gouvernement affaiblis par l’affaire Riel et par le mécontentement des provinces qu’il est appelé à terminer sa carrière politique. Le régime Macdonald souffre visiblement d’épuisement, autant que les hommes qui l’ont établi et maintenu vivant pendant un quart de siècle. Pour sa part, Chapleau ne peut espérer un portefeuille de première importance tant que Langevin sera au gouvernement, et celui-ci refuse de partir, même pour Spencer Wood. Chapleau accepterait de succéder à Masson à titre de lieutenant-gouverneur de la province de Québec, mais, à la suggestion de Tarte, c’est Auguste-Réal Angers que l’on nomme. »
Luc Bertrand cite : « Wilfrid Laurier dira un jour : “La province de Québec n’a pas d’opinions, elle n’a que des sentiments.” Mais le temps réduit souvent l’intensité des sentiments. […] Macdonald avait raison : l’affaire Riel fut, sur le plan politique, un feu de paille, mais Chapleau fut le premier à en subir les contrecoups. »
Écoles du Manitoba
Le Dictionnaire biographique du Canada souligne qu’en « 1890, éclate la question des écoles du Manitoba, c’est-à-dire la réorganisation complète du système d’éducation dans cette province : le français y perd son statut de langue officielle et le gouvernement ne subventionne plus que les écoles neutres. La question rebondit au gouvernement fédéral. En février 1891, Chapleau est chargé de mission auprès de Mgr Alexandre-Antonin Taché. Il promet, par engagement signé, de faire rendre justice aux Manitobains francophones. Après la mort de Macdonald en juin [1891], la question des écoles conduit lentement le gouvernement et le parti conservateur à la ruine. »
Élection canadienne de 1891
Roy Dussault rappel qu’à « la veille des élections fédérales qui doivent se tenir le cinq mars 1891, une nouvelle tuile tombe sur la tête des conservateurs lorsque le scandale McGreevy-Langevin éclate. Cette affaire arrive à un bien mauvais moment pour les conservateurs. À l’exemple de l’élection de 1887, leur place au pouvoir est largement contestée dans pratiquement toutes les provinces et la conjoncture socio-économique ne leur est pas particulièrement favorable. Au surplus, la contestation des droits des Franco-catholiques manitobains sur fond de l’Affaire Riel vient de faire surface, ce qui ne les aide en rien dans la quête d’unification nationale. Ceci est sans prendre en compte qu’à soixante-seize ans, Macdonald apparaît plus faible que jamais. Le soir venu des élections, le vieux chef des conservateurs montre encore une fois qu’il ne faut pas le compter battu d’avance. Autour du slogan patriotique “the old man, the old flag and the policy”, les Bleus remportent cent-vingt-trois sièges, soit exactement le même nombre que lors de l’élection précédente. La campagne a été pénible, mais victorieuse. Même Langevin parvient à se faire réélire, alors que Chapleau est quant à lui réélu sans surprise. »
Affiche électorale du Parti conservateur du Canada. 1891.
Bibliothèque et Archives du Canada
La mort de Macdonald
Roy Dussault affirme que « le six juin 1891, l’éclatement du parti se confirme lorsque Macdonald succombe. Si la mort du premier ministre laisse un grand vide dans la politique canadienne, elle laisse les conservateurs dans une position pénible. Dans la situation où il se retrouve, Chapleau ne peut alors même pas espérer succéder à Macdonald. Les conservateurs étant décapités, tout indique que le glas est sonné pour Chapleau. Ce dernier voit ses chances d’occuper un poste important sur la scène fédérale mourir en même temps que Macdonald. Aucun Canadien français n’est pas non plus en position d’occuper le siège du premier ministre.
Âgé de soixante-dix ans et ancien maire de Montréal, John J.C. Abbott émerge pour succéder à Macdonald. Sans surprise, Chapleau s’offusque de ce choix. Selon lui, les intérêts d’Abbott se trouvent bien loin de ceux des Canadiens français. Les conservateurs dérivent dangereusement de leur mission originelle. Dans les mois qui suivent, les craintes de Chapleau sont confirmées. Il n’obtient pas de la part d’Abbott un avancement. Quelques années plus tôt, le secrétaire d’État confiait sa pensée à Guillaume-Alphonse Nantel : “L’influence canadienne-française est nulle dans le cabinet, nulle dans la direction de la politique. Il ne lui reste que la force motrice électorale, et la force votrice (ça vaut la peine de créer un mot) dans les Chambres.” Force est de constater que la situation n’est guère différente sous Abbott. »
Nommé ministre des Douanes
Ainsi, lorsque John Abbott succède à Macdonald, Chapleau songe à quitter la scène politique. Le 25 janvier 1892, le nouveau premier ministre le nomme ministre des Douanes. Chapleau n’assiste pratiquement plus aux réunions du conseil des ministres. Il demeure aux Antilles, où il se repose, lors de l’élection québécoise de 1892.
MINISTRE FÉDÉRAL
Buste de Joseph-Adolphe Chapleau réalisé par Louis Fréchette. 1883.
Musée national des beaux-arts du Québec
Discours de Joseph-Adolphe Chapleau prononcé à l'assemblée de Saint-Laurent dans la circonscription de Jacques-Cartier, le 6 septembre 1883. Imprimerie de la Minerve. 1883
Bibliothèque et Archives nationale du Québec
Photographie du secrétaire d'État Joseph-Adolphe Chapleau. Photographe : Topley Studio. Février 1885.
Bibliothèque et Archives du Canada
Sur l'illustration : Joseph-Adolphe Chapleau, George Kirkpatrick, Alexander Morris, D. Macpherson, John Carson, MacKenzie Bowell, John Beverly Robinson, A.W. McLelan, Adolphe Caron, Hector Langevin, J.H. Pope, J. Norquay, R. Tilley, A. Campbell, John Costigau, N. Meredith, John A. Macdonald, Judge John Beverly Robinson, Charles Tupper.
Lithographie du cabinet Macdonald. Grip Printing & Publishing Co. 1886.
Bibliothèque et Archives du Canada
Pendant ce temps à Québec...
Portrait du premier ministre du Québec Joseph-Alfred Mousseau (31 juillet 1882 - 23 janvier 1884).
Collection Dave Turcotte
Portrait du premier ministre du Québec John Jones Ross (23 janvier 1884 - 25 janvier 1887).
Collection Dave Turcotte
Portrait du premier ministre du Québec Louis-Olivier Taillon (25 - 29 janvier 1887).
Collection Dave Turcotte
Portrait du premier ministre du Québec Honoré Mercier (29 janvier 1887 - 21 décembre 1891).
Collection Dave Turcotte
Portrait du premier ministre du Québec Charles-Eugène Boucher de Boucherville (21 décembre 1891 - 13 décembre 1892).
Collection Dave Turcotte
Le lieutenant-gouverneur
Roy Dussault écrit : « Entre-temps, la province de Québec connait un nouveau scandale politique, cette fois-ci éclaboussant les Libéraux de Mercier. Le Scandale de la Baie-des-Chaleurs conduit en définitive les Nationaux dans l’opposition et porte au pouvoir les conservateurs provinciaux qui sont maintenant dirigés par Boucher de Boucherville, l’ancien premier ministre.
À Ottawa, la situation évolue également rapidement. Atteint de graves problèmes de santé, Abbott résigne de son poste et laisse sa place à John Thompson à la fin de l’année 1892. Désabusé et résigné, Chapleau comprend que sa place n’est plus au sein de ce cabinet auquel il se sent étranger. La santé de l’homme est également affectée à ce moment. Atteint de rhume et de pneumonie, il passe le plus clair de l’année 1892 aux États-Unis, en Floride puis en Europe où il tente de reprendre de l’énergie.
À son retour au pays, Chapleau cherche alors une porte de sortie. Il la trouve finalement lorsque Thompson lui offre le poste de lieutenant-gouverneur de la province de Québec. Dix ans après avoir fait le saut sur la scène fédérale, cette offre s’avère une délivrance pour l’homme d’État, qui se sent vieux et épuisé, à cinquante-deux ans à peine. À ses électeurs du comté de Terrebonne, il livre ses adieux :
Il y a vingt-cinq ans, vous donniez à un jeune homme — un enfant du comté — la mission de vous représenter à l’Assemblée législative de Québec. Depuis lors, vous ne lui avez jamais retiré votre confiance, dans sa bonne comme dans sa mauvaise fortune. À dix reprises différentes, vous lui avez renouvelé votre mandat, et il semblait qu’entre vous et moi — car je n’ai que faire de vous dire que le jeune homme de 1867 c’était moi — il y avait un pacte à long terme, que c’était à la vie à la mort. La Providence en a décidé autrement […] Depuis plusieurs années, je lutte contre une cruelle maladie qu’il m’est impossible de vaincre au milieu des occupations absorbantes du rude métier de la politique.
Ces mots marquent la fin de la vie politique active pour Chapleau. N’ayant plus d’influence chez les conservateurs à Ottawa, ses ambitions personnelles étant anéanties et surtout, réalisant que son projet national est compromis, il se résigne à quitter vers une vie plus calme et paisible, quoique remplie d’amertume. »
Nommé lieutenant-gouverneur du Québec
Le 5 décembre 1892, il est devient le 7e lieutenant-gouverneur du Québec. Après avoir tant critiqué les occupants de Spencer Wood, c’est à son tour d’y résider. Luc Bertrand avance que « peut-être, au fond de lui-même, nourrit-il quelque ambition politique, mais le cœur n’y est plus. D’ailleurs, le lieutenant-gouverneur possède un indéniable pouvoir et jouit d’un grand prestige. Titulaire de ce titre, Chapleau sera comme un poisson dans l’eau. »
Le Dictionnaire biographique du Canada croit qu’en « réalité, Chapleau n’attend plus rien d’un gouvernement aux prises avec un problème insoluble, ni d’un parti qui est en chute libre. Il part avant le naufrage. Il peut le faire sans amertume, ni même émotion. L’œuvre qu’il voit s’anéantir n’est pas la sienne. Il avait tous les dons d’un grand homme d’État, mais il a été gardé en tutelle par une faction du parti et des rivalités personnelles. Son arrivée à Québec le lui rappelle d’ailleurs. Le premier ministre Boucher de Boucherville, un ennemi de longue date, menace de partir “si Chapleau vient”. Il remet en effet sa démission dès sa première visite chez le nouveau lieutenant-gouverneur. »
Luc Bertrand explique que le « visage de la politique québécoise a changé au cours des dix dernières années. Lorsque Chapleau avait quitté Québec, à l’été de 1882, Mercier était vu comme le successeur de Joly. Dix ans plus tard, Mercier n’est plus qu’un simple député, chassé du pouvoir par le lieutenant-gouverneur Angers, le prédécesseur de Chapleau, lors du scandale du chemin de fer de la baie des Chaleurs. Même s’il est finalement acquitté, il ne reste plus rien à Mercier, sauf l’honneur ; il est ruiné et le diabète aura bientôt raison de sa vie.
Le lieutenant-gouverneur exprime le désir de le voir ; l’ancien chef libéral accepte. Lorsqu’il arrive chez Mercier, qui est étendu sur un divan, Chapleau est frappé par le visage du mourant, dont les joues creuses et les yeux mi-clos témoignent de son état désespéré. C’est un moment d’une grande émotion. En apercevant son vieil adversaire, Mercier lui tend les bras. Après quelques minutes, Chapleau veut le laisser se reposer, mais Mercier lui demande plutôt de parler de leurs luttes d’autrefois. Au bout d’un moment, Chapleau se penche vers le malade et lui rappelle, sur le ton de la confidence, qu’ils se sont durement combattus, qu’ils ont été injustes l’un pour l’autre. Puis, la voix brisée, il ajoute : “Le plus injuste n’a pas été toi, Mercier. Je suis venu te demander pardon.” Et le malade, en larmes, le lui accorde.
Chapleau songe-t-il alors à un rendez-vous inévitable avec le destin ? Il est malade, très malade, et son état de santé l’oblige maintes fois à quitter Spencer Wood pour subir des traitements en Europe et aux États-Unis. »
Buste de Honoré Mercier réalisé par le sculpteur Laurent Moisan. 1891.
Collection Jacques Saint-Pierre
Le Dictionnaire biographique du Canada décrit que « de son poste d’observation, il regarde le parti conservateur dériver davantage d’un gouvernement à l’autre, tandis que Laurier prend les commandes du navire. Le 1er janvier 1896, il écrit : “Je n’ose plus aller à Montréal ; j’ai honte de regarder ce qui reste du grand parti libéral-conservateur ! […] Si Laurier savait manœuvrer, il aurait toute la Province à sa suite dans la prochaine campagne. Il n’a plus à ramer, le courant le mène ; un peu de gouvernail, presque pas, et de l’aplomb, c’est tout. Je voudrais avoir du ressentiment pour chanter cette revanche. Je n’ai que de la pitié, avec un peu d’appréhension pour la suite.”
En avril 1896, Chapleau refuse d’entrer dans le cabinet de sir Charles Tupper, qui tente de sauver le gouvernement et le parti. Il se rappelle avec dégoût “les comédies de 1887 et de 1891” où il s’est laissé duper par sir John. “Le ‘non’ résolu que je donnais à Thompson […] est le premier geste énergique de ma vie politique qui m’ait valu quelque chose, du repos et de la considération.” Le 20 mai, la reine le fait chevalier commandeur de l’ordre de Saint-Michel et Saint-Georges.
La victoire de Laurier, le 11 juin 1896, marque la fin véritable de la carrière politique de Chapleau. Il doit encore s’occuper des affaires de la province de Québec. Mais celle-ci est entrée dans le sillon ouvert par Laurier. Le 11 mai 1897, Félix-Gabriel Marchand triomphe d’Edmund James Flynn. Pendant la campagne électorale, un mot d’ordre a circulé : “Votez pour Laurier, contre Flynn !” Chapleau a perdu bien des illusions au cours de sa vie publique, mais un rêve demeure : l’unification nationale. Il l’espère de Laurier qui est, comme lui, dans la tradition du parti libéral-conservateur de sir Louis-Hippolyte LaFontaine et de Cartier. Il est évidemment prêt à y faire sa large part. Le temps lui manque. À regret, il quitte Spencer Wood à la fin de 1897. C’est en vain qu’il a fait des démarches auprès de Laurier pour obtenir un renouvellement de mandat ou, du moins, une prolongation de mandat jusqu’à ce qu’une tâche prestigieuse lui soit confiée. À brève échéance, Laurier le destinerait, en effet, au poste de ministre canadien à Washington. »
Luc Bertrand précise qu’à « la fin de 1897, Chapleau, qui se montre favorable au gouvernement libéral de Félix-Gabriel Marchand, au Québec, et à son projet de loi sur l’instruction publique, espère que Laurier lui accordera un prolongement de mandat, conformément à une promesse antérieure. Mais, le moment venu, Laurier, accompagné d’Israël Tarte devenu ministre fédéral des Travaux publics, lui annonce, embarrassé, qu’il devra céder la place au début de 1898. Les voyant visiblement mal à l’aise, Chapleau leur dit : “Vous avez l’air de deux collégiens pris en défaut !” Mais le lieutenant-gouverneur n’en garde pas rancune à Laurier. Il a suffisamment d’expérience pour comprendre les limites auxquelles sont parfois confinés les politiciens. »
Boîte de cigares à l'effigie de Wilfrid Laurier.
Collection Dave Turcotte
LE LIEUTENANT-GOUVERNEUR
Galerie nationale : Les gouverneurs et les premiers ministres de Québec 1867-1920. 1920.
Collection Alain Lavigne
Estampe de Joseph-Adolphe Chapleau réalisée par Robert John Wickenden. 1897.
Bibliothèque et Archives du Canada
Photographie du lieutenant-gouverneur Joseph-Adolphe Chapleau et du gouverneur général John Campbell Hamilton Gordon, comte d'Aberdeen ainsi que leurs épouses à Québec. Vers 1897.
Bibliothèque et Archives du Canada
Portrait du premier ministre du Québec Félix-Gabriel Marchand.
Collection Dave Turcotte
Le citoyen
Le Dictionnaire biographique du Canada écrit : « Après 30 ans sur la scène politique, Chapleau se résigne donc à retourner à la vie privée. Il revient à Montréal, qui a été au cœur de sa vie politique, avec un programme bien précis, en trois points : “M’abstenir de la politique active, m’occuper de mes affaires et très peu de celles des autres.” Des revenus annuels de 5 000 $ à 6 000 $ lui assurent une vie confortable et il peut encore compter sur sa profession. »
Luc Bertrand avance que « malgré les déceptions et les épreuves qu’il a vécues depuis quelques années, Chapleau a la satisfaction de constater que la province lui a pardonné son rôle dans l’affaire Riel. Consolation bien mince, mais qui jette un peu de baume sur ses souffrances, à un stade de la vie où le remords occupe trop souvent la pensée. Il n’est pas du genre à regretter ou, du moins, n’en laisse rien paraître en public. Quoi qu’on dise, il est un grand homme et a sa place dans l’histoire, même si les circonstances l’ont rendu modeste. De passage à Montréal, il loge à l’hôtel Windsor. Son bureau au Crédit foncier franco-canadien lui sert de pied-à-terre. Il demeure, discrètement, directeur politique de La Presse. »
Photographie de Joseph-Adolphe Chapleau. Vers 1898.
Bibliothèque et Archives du Canada
Décès
Quelques mois après avoir quitté la fonction de lieutenant-gouverneur, « sentant ses dernières forces l’abandonner, il fait rédiger son testament le 9 juin, mais son état d’extrême faiblesse l’empêche de le signer. Quatre jours plus tard, les yeux du tribun se ferment pour toujours. » confit Luc Bertrand. La maladie a raison de lui. Il est frappé par la maladie de Bright, la même qui avait emporté George-Étienne Cartier. Il meurt le 13 juin 1898 à l’âge de 57 ans.
Roy Dussault souligne que « tous les grands journaux de la province lui rendent alors hommage en soulignant les grands traits de sa longue carrière. Sa dépouille est exposée, revêtue de son uniforme de lieutenant-gouverneur, dans la grande salle de l’Université Laval à Montréal ». Après des funérailles nationales qui rassemblent autant d’anciens adversaires que d’amis, on l’inhume trois jours plus tard au cimetière Notre-Dame-des-Neiges, à Montréal.
Ce personnage historique a été désigné par le ministre de la Culture et des Communications le 1er novembre 2012.
Une et page 3 du journal La presse. 14 juin 1898.
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Legs
Roy Dussault cite : « Quelque temps avant sa mort, Chapleau réalise une entrevue dans La Presse dans laquelle il livre sa pensée. Il s’agit du dernier document significatif exposant la pensée politique du politicien. […] Revenant ensuite sur la question des écoles au Manitoba, Chapleau explique :
Mon opinion n’a pas varié sur cette question. En 1891, je prenais l’engagement envers Mgr Taché — à la connaissance et avec l’assentiment de mon chef, Sir John A. Macdonald — de faire rendre justice à nos compatriotes du Manitoba, ou de sortir du ministère si j’étais impuissant à tenir ma promesse ; quelque temps après, dans un discours prononcé à l’élection d’Hochelaga, je déclarais en substance que si une classe de citoyens était privée des droits que lui confère la constitution, l’œuvre de la Confédération était à refaire. […] Je suis ce que j’ai toujours été : un libéral-conservateur de l’école de LaFontaine et de Cartier. Sous ce drapeau, j’ai remporté bien des triomphes dont les gouvernements que je supportais ont profité, mais dont on ne tient peu de comptes dans certains milieux.
Ces mots marquent bien l’état d’esprit dans lequel se trouve Chapleau à la fin de sa carrière - et de sa vie. Amertume, frustration et sentiment d’échec l’envahissent alors que son projet politique demeure largement inachevé à la fin du XIXe siècle. Pourtant, une quinzaine d’années plus tôt, Chapleau paraissait si fort et si sûr de lui, d’autant que son projet politique semblait en voie de se réaliser. »
Roy Dussault conclut : « Après plus de trente ans de carrière politique où il a de tous les instants été animé par le double idéal de défendre les intérêts des Canadiens français tout en préservant l’unité de la Confédération canadienne, le politicien originaire de Terrebonne est contraint à un constat amer à la fin de sa carrière : son projet demeure largement inachevé. Chapleau voit que plusieurs années après l’élaboration de la Confédération de 1867, l’établissement d’une nouvelle nationalité politique demeure incomplète. Plus encore, il constate que sa pensée politique tournée vers le nationalisme économique est supplantée par un nouveau courant nationaliste, cette fois-ci défini par son caractère ethnique et provincialiste. En somme, Chapleau meurt sans avoir accompli l’union des modérés de tous les partis à Ottawa et à Québec, l’un des aspects substantiels de sa pensée politique. Voilà qui est peut-être son plus grand échec personnel. »
« Je suis ce que j’ai toujours été : un libéral-conservateur de l’école de LaFontaine et de Cartier. » — Joseph-Adolphe Chapleau un peu avant de mourir.
Buste de Louis-Hippolyte LaFontaine réalisé par le sculpteur Louis-Philippe Hébert. 1885.
Collection Dave Turcotte
LE CITOYEN
Décalque à l'effigie du premier ministre Joseph-Adolphe Chapleau.
Assemblée nationale du Québec
Collection Alain Lavigne